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de trois choses qui auront une place extrêmement considérable dans la pensée du XIXe siècle : la philosophie de l’histoire, la philosophie des mythes, et le catholicisme libéral. Les sceptiques diront que voilà le mérite de Ballanche ramené à avoir été le promoteur de trois égaremens de l’esprit humain. Ce n’est pas sûr, et quand il serait vrai, c’est quelque chose que de mettre l’esprit humain dans une voie même périlleuse. Il est probable que l’essentiel est de penser, loyalement et consciencieusement, et qu’il en reste toujours un profit général. Or il n’est pas douteux que Ballanche, avant Michelet, avant Cousin, étudiant Vico, signalant Herder, a donné à ses contemporains l’idée de la philosophie de l’histoire. Quand je dirais que je crois peu à cette science lorsqu’elle prétend mener à des résultats et à des conclusions très précis, il importerait bien peu. Sans doute, on sent bien qu’elle élimine trop le hasard de l’histoire, et qu’elle la montre trop comme un organisme régulier et assuré ; mais si elle écarte le hasard de l’histoire, c’est pour y mettre de l’intelligence, et cela au moins apprend sinon à la comprendre, du moins à comprendre ; cela est un très beau, et par conséquent très salutaire exercice de l’esprit. En tout cas, notre siècle s’y est jeté de tout son cœur, de grandes œuvres ont été inspirées par cet esprit, et Ballanche a été le premier instigateur de ce mouvement intellectuel.

De même il a cherché le sens des mythes, et il a envisagé l’histoire à un point de vue mystique. Le premier soin était excellent, et quand, après lui, plus précisément, plus modestement, et sans prétendre tout embrasser, on a creusé au même sillon, c’est toute une science, qui restera toujours hypothétique, mais qui jette beaucoup de lumières dans l’étude de l’esprit humain et dans la connaissance des choses morales, qui finira par être instituée. — La seconde tendance était plus dangereuse ; mais un critique littéraire ne peut en vouloir à Ballanche d’avoir eu une certaine influence sur des hommes, qui, poètes autant que historiens, ont donné à l’histoire la grâce captivante, l’intérêt passionné et la grandeur mystérieuse des plus beaux poèmes. Il y a beaucoup moins d’âmes qu’on ne croit dans le monde ; les historiens à penchans mystiques en mettent plus qu’il n’y en a ; ils arrivent à représenter l’humanité elle-même tout entière comme une grande âme en peine qui cherche son chemin et se cherche elle-même. Tout cela est douteux, et tout cela est charmant. Cela fait aimer l’histoire et aimer l’humanité. Le mal n’est pas grand. Que, de temps en temps, l’histoire devienne une grande poésie, c’est profit, au moins pour l’art. N’est-ce point Vico qui a dit que Dante était le plus grand historien des temps modernes ? Nous avons eu des historiens dans le genre