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LE SECRET DD PRÉCEPTEUR. 747

Elles s’acheminèrent vers la boutique, elles y entrèrent, et je restai dans la galerie à les attendre. Je les voyais à travers le vitrage. Elles s’étaient assises ; debout devant elles, le marchand dépliait ses soieries ; elles les examinaient, les palpaient, raisonnaient et discutaient. Toutes les fois que je passais devant la porte, qui était ouverte, des lambeaux de phrases arrivaient jusqu’à moi : — « Il faut partir du principe que les étoffes unies te vont mieux que les étoffes façonnées... Cette nuance est bien assortie à ton teint et à la couleur de tes cheveux... Combien faudrait-il d’aunage ? À tout hasard, comptons un mètre de plus... Ne laisse pas ta couturière choisir la garniture... Oui, c’est de la dentelle qu’il faut ici... Je te réponds que, si on sait s’y prendre, cette robe t’ira à ravir. »

Allant et venant, je faisais la réflexion que cette mère et cette fille, dont l’une s’était perdue, dont l’autre était en danger de se perdre, avaient en ce moment tout oublié, que la seule question qui les intéressât et fît palpiter leur cœur était de savoir quelle étoffe en de certains cas habille le mieux et comment il faut garnir une robe pour qu’elle aille à ravir. Et n’est-ce pas, en effet, une grande affaire que de décider si tel jour, à telle heure, on tombera dans un précipice avec une robe unie ou avec une robe façonnée ? Je concluais de là que l’amour des femmes pour les chiffons est un instinct aussi puissant, aussi sur de lui-même, que celui qui ramène l’hirondelle du fond de l’Égypte et lui fait retrouver la solive où elle avait accroché son nid.

Quand elle fut sortie de la boutique après avoir conclu son marché, Monique me dit :

— Je n’ai pas encore vu l’exposition japonaise. Allons au Japon. C’est mon pays, j’y serai chez moi.

Elle ajouta :

— Voulez-vous, maman ?

Ce dernier mot, qu’elle n’avait pas encore prononcé, fit un effet magique sur M me Brogues. Ses joues se colorèrent, et dès ce moment, je remarquai je ne sais quoi d» plus libre dans ses manières et son maintien. C’est assez quelquefois d’une goutte d’eau pour qu’une plante qu’on croyait morte se ranime et se redresse.

Nous nous mîmes en route.

— Où prends-tu tes gants ? demanda-t-elle à sa fille, en s’arrêtant pour les regarder et les tâter, ce qui n’était peut-être qu’un prétexte pour lui toucher et lui serrer les mains.

Je ne sais ce qu’elle trouva à redire à ces gants, mais elle l’engagea à changer de gantier, et ayant tiré un carnet de sa poche, elle y écrivit une adresse sur un feuillet qu’elle détacha pour le lui donner. Elles marchaient en devisant à trois pas devant moi,