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digne de Sardanapale. L’industrie de ces marchands de fumée, toute bizarre qu’elle puisse paraître, est profondément philosophique ; les industriels ou les grands hommes politiques qui, chez nous, font commerce de semblable marchandise ont moins de sincérité et n’ont vraiment pas plus de connaissance de l’âme humaine. Ne nous moquons pas de la naïveté de ces Kirghiz : nous payons bien plus cher qu’eux pour des avantages moins positifs.

Mais le succès des acrobates, des traiteurs et des marchands de fumée, quelque grand qu’il soit, le cède à celui d’une autre corporation, dont les représentans règnent en maîtres sur le Reghistan, quand ils daignent s’y montrer : je veux parler des philosophes ambulans. Souvent l’on voit un de ces doctes personnages, que rien en apparence ne distingue des autres Sartes, si ce n’est son accoutrement de voyageur et ses chaussures encore un peu plus poudreuses, s’il est possible, que celles de ses voisins, s’arrêter en un point quelconque de la place, le plus souvent devant le porche de la mosquée de Chir-Dar, la Petite-Provence de Samarkande, le lieu de réunion préféré des nouvellistes et des oisifs, c’est-à-dire des rentiers sans capitaux ni revenus, et des brigands momentanément sans emploi. Là, plantant dans le sol un long jalon de fer, en manière d’enseigne, le nouveau-venu commence, avec de grands éclats de voix, à soutenir une thèse philosophique sur un sujet des plus abstraits. Il provoque, il appelle, il défie les contradicteurs. La religion, la métaphysique et la psychologie n’ont pas de mystères pour lui, et il en discute les arcanes avec une subtilité extrême. Aussitôt les transactions commerciales cessent à la ronde, les flâneurs se rapprochent et font cercle autour de l’orateur, les autres saltimbanques sont délaissés, les marchands eux-mêmes quittent leurs échoppes pour venir, avec délices, écouter de plus près les sophismes qui leur sont ainsi débités. Ces joutes d’éloquence ont toujours été de mode en Boukharie. On sait de quel éclat ont brillé, pendant tout le moyen âge, les universités de Samarkande et des autres villes voisines, dont les Chinois eux-mêmes, ces maîtres et inventeurs du mandarinat, parlaient avec admiration, en les désignant sous le nom de « grandes villes littéraires de l’Ouest. » Mais leur éclat et leur réputation remontent bien plus loin. Dans certains livres sacrés de la Chine, mis au jour il y a déjà longtemps, par Pauthier, mais dont le sens caché a été tout récemment pénétré et discuté de la façon la plus savante par M. Silvestre[1], on trouve la relation des deux voyages successifs que, dès le Xe siècle avant notre ère,

  1. Cf. Introduction à l’étude du droit annamite, par J. Silvestre (Annales de l’école libre des sciences politiques, t. IV, juillet 1889).