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Maintenant que j’ai fait entrevoir tout le mérite que possède un sarcophage en jade vert, et tous les avantages qui en résultent, au point de vue de la vie éternelle, pour celui à qui sa fortune en ce monde a permis de se l’offrir ici-bas, je vais, dussé-je détruire une légende, ajouter encore un mot. C’est que le cercueil de Tamerlan n’est pas en jade. J’en suis désolé pour l’âme du conquérant et pour la tradition, et c’est avec un véritable regret que j’ai fait cette constatation. J’ai examiné la pierre avec un coup d’œil aussi irrévérencieux que professionnel, et, depuis lors, je suis obligé de la tenir non pour de la véritable néphrite, mais pour une roche plutonique de la famille de celles que les spécialistes appellent roches diallagiques. Ce sacrifice fait à ma conscience de minéralogiste, je me hâte de revenir à l’histoire, après avoir montré par cet exemple combien le culte des sciences exactes, obligatoire en notre siècle, peut, à l’occasion, être nuisible à la poésie et aux sciences dites morales, et nous gâter, si nous n’y prenons garde, nos impressions de voyage les plus pittoresques et les plus édifiantes.

À la gauche du cercueil de Timour, se trouve un autre sarcophage à peu près semblable, mais d’un travail plus beau et plus délicat encore : c’est celui de Djehan-Guir. Il paraît être en néphrite d’un vert pâle ou grisâtre, ou plutôt peut-être en une sorte de marbre-onyx très dur : la table supérieure en a été brisée, et on l’a raccommodée tant bien que mal avec du plâtre. Mais les faces latérales sont couvertes d’inscriptions intactes et d’une grande finesse. Il s’agit ici, bien entendu, de Djehan-Guir, fils aîné de Tamerlan et son héritier présomptif, qui mourut avant son père en 806 de l’hégire (1403), et non du grand-mogol Djehan-Guir, également descendant de Timour, mais fils d’Akbar et père de Chah-Djehan, qui régna sur les Indes au temps de Louis XIII, et dont les anciens voyageurs français, Bernier entre autres, ont souvent parlé. Leur nom à tous deux signifie « Conquérant du monde. » Cependant ce monde, quelque petit qu’il soit aujourd’hui, s’est trouvé assez grand, de leur temps, pour que leurs deux existences se soient écoulées dans des pays différens.

Aux pieds de ces deux héros, repose Mirza-Ouloug-Beg, le Marc-Aurèle de la dynastie timouride, le souverain philosophe et lettré entre tous. Son tombeau, plus grand que les deux précédens, a été brisé et presque entièrement refait en plâtre ; mais deux degrés de marbre blanc, sur lesquels il est surélevé, et qui faisaient partie de la construction primitive, sont encore intacts et d’un bon effet architectural. À la droite de ce dernier cercueil est celui de Chah-Rokh, quatrième fils de Tamerlan, qui lui succéda en 807 de l’hégire (1405) et qui, pendant quarante-trois ans, jusqu’en 850,