Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/856

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

diagonale, roide et sans grâce. Le cheval au petit galop, surpris dans le moment où, posant trois pieds à terre, il lance le quatrième en arrière, semble ruer et en vouloir à quelqu’un. Au grand galop, on le voit posant à terre un bipède diagonal, soulevant l’autre, mais jetant la jambe de devant en avant, celle de derrière en arrière avec un écartement tel, qu’il semble que jamais il ne pourra quitter cette forme pyramidale qui l’immobilise. S’il a sauté un obstacle et qu’il reprenne son élan, le bipède postérieur à terre, le bipède antérieur en l’air, il offre la plus piteuse apparence. Enfin, à l’avant-dernier temps de galop, lorsque l’animal, appuyant fortement sur la jambe droite de devant et soulevant les trois autres, se porte en avant, on dirait qu’il va choir. En sorte que des quatre temps du galop : appui d’un membre postérieur seul, appui d’une base diagonale, appui d’un pied antérieur seul, suspension, c’est encore cette dernière attitude, celle de la chèvre équilibriste, la même qu’on voit dans les tableaux de M. Morot, qui semble la moins disgracieuse. C’est aussi celle qui fournit le mieux l’idée d’une allure énergique et d’un mouvement vertigineux. Car on se tromperait étrangement, si l’on s’imaginait qu’à défaut de la grâce, toutes les photographies instantanées expriment le mouvement. Parmi les poses principales d’un homme en marche, il en est au moins deux, et parmi celles du coureur, il en est au moins une, qui donnent plutôt l’idée d’un piétinement sur place que d’un pas en avant. Un monocycliste pris instantanément semble parfaitement immobile. Les photographies d’oiseaux fendant l’air offrent des résultats aussi inattendus. Il y a des instans où le goéland, vu de profil et la tête encapuchonnée sous ses ailes, fait songer à un chapeau de gendarme, un pigeon vu de face, à un arc, et un perroquet, vu, nous ne savons trop comment, à un artichaut renversé. Rien de tout cela ne donne la notion du mouvement, et pourtant on dit que c’est le mouvement même. Rien n’annonce la vie, et tout y copie la vie. Rien n’y semble naturel, et pourtant, c’est la nature elle-même qui arrache son voile et se livre à l’observateur !

C’est que dans le monde plastique comme dans le monde moral, le mot « Nature » est un splendide pavillon qui couvre des marchandises de bien des sortes. La nature prise en bloc et sans discernement aucun, — c’est le cas de la chronophotographie, — contient tout : le meilleur et le pire, le significatif et le banal, le sable d’or et le minerai de 1er, ce dont l’art ne saurait se passer et ce qu’il doit éviter à tout prix. Elle a des fleurs pour toutes les hyperboles, des fruits pour tous les appétits, les plus nobles comme les plus grossiers. C’est pour cela qu’elle est si