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Ce que l’on entrevoit, c’est que les Cariens ont fait partie du mobile essaim de ces peuplades, plus ou moins parentes les unes des autres, qui, pendant plusieurs siècles, emportées dans une sorte de tourbillon, évoluèrent autour de la mer Egée, tantôt se heurtant entre elles, tantôt se réunissant par groupes pour fondre de concert sur la Troade, la Syrie ou l’Egypte. Par la guerre et par le commerce, ces tribus se touchaient et se mêlaient assez étroitement pour que leur industrie usât à peu près partout des mêmes procédés et du même système de décor. On n’a aucune raison sérieuse de croire que les Cariens aient pris une part prépondérante à l’invention de ces procédés et à l’élaboration de ces formes ; mais il est très probable que, parmi les objets qui nous sont parvenus, marqués au sceau du goût de cette période, il y en a qui proviennent d’établissemens cariens. On a signalé en Carie des enceintes fortifiées et des tombes à coupole que nous avons décrites ailleurs[1]. Ces constructions ne paraissent pas remonter à une très haute antiquité ; mais, dans l’appareil des murs et dans les dispositions de la tombe comme dans l’ornementation des plaques d’argile et des vases qui y ont été recueillis, on devine l’influence persistante et comme la survivance du style mycénien.

Si les Cariens et les Phrygiens sont ainsi restés, en matière d’art, au point où les avait laissés la dissociation des élémens ethniques avec lesquels ils étaient confondus avant que se formât le corps de la nation grecque, ce n’est pas une raison pour qu’on leur attribue un rôle d’initiative qui ne serait guère en rapport avec la médiocrité de leur génie, tel qu’il s’est manifesté dans la partie de leur existence qui appartient à l’histoire. Quant aux tribus dans les rangs de qui les Hellènes cherchaient ces héros dont les aventures enchantaient leur imagination, quant aux Éoliens, aux Achéens et aux Ioniens, ils ont, avec l’adjonction des Doriens, les tard-venus, fait preuve, dans leur développement ultérieur, d’un trop beau génie pour que l’on ne se sente pas en droit de mettre à leur compte la meilleure part du travail accompli pendant la période primitive. Ce génie a sans doute été aidé, dans ses premiers efforts, par les modèles que lui envoyaient l’Egypte et la Phénicie ; mais, si ces suggestions ont facilité ses progrès, c’est bien de son propre fonds qu’il a tiré un art qui, malgré l’apparente étrangeté de ses formes et le caractère un peu barbare du luxe qu’il déploie, peut être considéré comme le premier chapitre ou plutôt comme la préface de l’art grec classique.

Cet art offre, suivant qu’on l’étudie dans la céramique ou dans

  1. Perrot et Chipiez, Histoire de l’art dans l’antiquité, t. V, liv. VIII, ch. III.