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des plus curieux spécimens est certainement la vie parlementaire en Autriche. À Vienne comme à Londres ou à Paris, ou à Rome, il y a deux chambres, il y en a même plus de deux ; il y a des élections, il y a des partis, il y a des ministères qui ont besoin de se faire une majorité, — et ce n’est pas le même régime. Le premier ministre de l’empereur François-Joseph n’est pas le premier ministre de la reine Victoria. Le chef du cabinet de cette partie de l’Autriche qui s’appelle la Cisleithanie, le comte Taaffe, s’est fait une originalité particulière. Depuis près de quinze ans, il passe sa vie à manier son Reichsrath, à se démener au milieu des partis, au milieu des nationalités diverses de l’empire, tantôt faisant alliance avec les fédéralistes, les conservateurs ou les cléricaux, tantôt se repliant vers les centralistes, les libéraux et les Allemands. Le comte Taaffe a joué son jeu avec une prodigieuse dextérité, en manœuvrant entre tous les camps, en se créant des majorités changeantes. Il n’y a que peu de temps encore, il en était à une alliance avec les Allemands dirigés par M. de Plener, par M. Chlumecki, lorsque, subitement, il se séparait d’eux et restait plus que jamais exposé à n’avoir plus de majorité dans son parlement. Le voici aujourd’hui préparant un nouveau coup de théâtre et reparaissant avec un programme savamment combiné, pour se créer enfin ce qu’il appelle une majorité « stable. »

Quel est donc ce programme ? Quelle est la combinaison merveilleuse du premier ministre autrichien ? Le comte Taaffe a tout simplement imaginé d’offrir une sorte de traité de paix aux représentans des principaux partis, à M. de Plener, le chef des Allemands, à M. de Jaworski, le chef des Polonais, au comte Hohenwarth, le chef des conservateurs. Le premier article du programme concerté avec l’empereur est, bien entendu, de mettre en réserve tout ce qui constitue la puissance de l’empire, la diplomatie, l’armée. Pour le reste, le comte Taaffe s’évertue à ménageries uns et les autres, les conservateurs, les nationalistes, les cléricaux, les Allemands, en écartant les questions irritantes, en désarmant les hostilités par des promesses, par un système de savantes transactions. Malheureusement ce programme, par ce qu’il a de vague, est de ceux qui ne contentent personne, et les chefs de partis à qui on l’a proposé ne pouvaient s’y méprendre. Ils n’ont promis qu’une adhésion relative, mesurée, parce qu’ils étaient intéressés à ne rien brusquer, et en réservant leur liberté d’action. Au fond, rien n’est changé. Il n’y a qu’un programme assez décevant de plus ; mais le comte Taaffe, en déconcertant ses adversaires par sa tactique, aura vraisemblablement réussi à s’assurer les moyens de franchir une étape nouvelle dans cette singulière vie parlementaire créée à l’Autriche.

CH. DE MAZADE.