Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/134

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Castagnary n’avait publié son premier article qu’en 1857, date à laquelle le peintre d’Ornans avait déjà marqué nettement la direction d’où il n’a plus dévié, avec l’Après-dîner à Ornans, l’Enterrement à Ornans, les Paysans revenant de la foire, les Casseurs de pierre, les Demoiselles de village, les Baigneuses. Il était donc peu vraisemblable que Castagnary eût influé sur la doctrine du peintre, encore moins qu’il la lui eût inspirée tout entière. Un biographe de Courbet pense néanmoins que la profession de foi insérée par Courbet en tête du catalogue de son exposition en 1855 était due à la plume de Castagnary, aussi bien que la lettre bruyante par laquelle, en 1870, l’artiste refusait la décoration de la Légion d’honneur. Il suffit de parcourir par ordre chronologique les Salons de Castagnary, pour y trouver la preuve que cette supposition est inadmissible. Quoique peut-être le critique laissât dire et ressentît quelque vanité de l’influence créatrice qui lui était attribuée, il ne fut pour rien dans la genèse primitive des idées du peintre. Il contribua beaucoup à l’y enfoncer, il lui en rédigea la formule, de plus en plus absolue ; mais, loin de jeter le premier germe dans cette terre grasse, il ne fit que cultiver une plante déjà robuste.

Dès son premier Salon, Castagnary s’arrête devant les tableaux de Courbet, mais pour exprimer à leur sujet de fortes réserves. Son premier mot est pour regretter que quelques-unes de ses toiles affichent la prétention d’être des « harangues politiques ou des thèses sociales. » Il ajoute : « Courbet est un sceptique en matière d’art, un profond sceptique ; et c’est dommage, car il a de très belles et très fortes qualités. Mais il ne croit pas à la peinture. » Il regrette que le peintre se soit attaché aveuglément aux idées de Proudhon, sans les bien comprendre ; il réclame contre « le but de moralisation immédiate » que Proudhon assigne à l’art et que Courbet s’efforce d’atteindre ; il fait observer avec raison que l’art, en se mettant ainsi au service d’une théorie morale, « abandonne son objet et trahit sa véritable mission. » Les tentatives de Courbet, à ce point de vue, lui paraissent « presque toutes avortées ; » elles n’ont produit qu’un « scandale » sans résultat. Il va jusqu’à dire : « On ne s’occupe plus guère du réalisme ; ces toiles, faites pour la foule, n’ont jamais eu de prise sur elle. » Il conclut : « En résumé, Courbet est un brave ouvrier peintre, qui, faute de comprendre l’esthétique de son art, gaspille sans profit de rares et belles qualités. » Ce n’est point-là le langage d’un admirateur exclusif.

Mais l’enthousiasme arrive très vite. Dès 1863, Castagnary chante une complète palinodie. Il est certain que, dans l’intervalle,