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l’artiste s’était déjà décerné à lui-même. De ses deux tableaux, qui, du reste, sont très bons l’un et l’autre, la Remise de chevreuils et la Femme au perroquet, il fait une description lyrique, avec juste ce qu’il faut de réserves pour augmenter le prix de l’éloge. Conclusion : « Quand a-t-on peint comme cela en France ? À quel art cet art n’est-il point égal ? J’ai tout donné à Courbet, parce que plaider la cause de Courbet, c’est plaider en même temps la cause de toute la jeunesse idéaliste et réaliste. » Ici le lecteur de Castagnary s’étonne, et le critique d’ajouter : « Le naturalisme comporte les deux termes. » Si le lecteur d’alors a compris cette fusion si délibérée de deux mots qui hurlent de se trouver réunis, il y a mis de la bonne volonté. Castagnary n’écrit pas de Salon en 1867 ; mais, en 1870, il incarne en Courbet « la cause de la jeunesse, toutes les virtualités de la nouvelle école, » il en fait « un mandataire. » — « Si Courbet est vaincu, ajoute-t-il, la révolution est dévoyée, le naturalisme ajourné, et la société présente, comme ses deux aînées, la société de Louis-Philippe et la société de la Restauration, reste sans expression en peinture. » Dans le Mendiant faisant l’aumône, il voit une thèse sociale, « la conclusion des grands désastres financiers et industriels. » En 1869, à propos de l’Hallali du cerf, il vante la noblesse, l’élégance et la distinction de Courbet. C’est tout, parce que la guerre arrive et que, lorsque Castagnary reprend la plume, Courbet a sombré dans la Commune et n’expose plus.

Le peintre auquel Castagnary prodiguait ainsi les plus énormes éloges qu’un artiste ait reçus de son vivant était un bon peintre et un sot[1]. Je n’aurais rien à dire de sa rare sottise, s’il ne l’avait mise tout entière dans sa peinture et si Castagnary ne l’avait transformée en génie. Il est, je crois, le seul peintre de valeur qui n’ait pas été en même temps un homme intelligent. Tandis que, pour ne parler que des morts et prendre dans tous les genres, Delacroix, Théodore Rousseau, Millet, Bastien-Le-page, écrivaient ou parlaient sur leur art avec une originalité qui fait de leurs lettres, de leurs notes et de leurs conversations, une forme de la plus haute critique, il est impossible de trouver dans les divagations de Courbet autre chose que des puérilités. Incapable, je ne dis pas de sentir, mais de soupçonner le ridicule, d’une vanité toujours en exercice, s’admirant dans sa personne, qui était énorme, son esprit, qui était nul, et son génie, qui était un talent

  1. Voyez, sur Courbet, Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivans, études d’après nature, 3e édition, 1878, et comte Henry d’Ideville, Gustave Courbet, sa vie, son œuvre, 1878.