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représenter la vie contemporaine. Mais il ajoutait que le peintre doit avoir des idées. Courbet, qui se croyait propre à l’idéologie, sinon à l’idéalisme, adopta celles de Proudhon ; il admit, comme lui, que l’art doit réformer les mœurs et prêcher la justice sociale, exalter les humbles et corriger les abus. Dès lors, Courbet se crut une mission ; il fut socialiste et moraliste, il voulut « peindre des idées. » Cela ne l’empêchait pas, à l’occasion, de peindre tout bonnement des obscénités pour un Turc viveur, Khalil-Bey, mais il croyait fermement mener une guerre salutaire contre la corruption bourgeoise en peignant les Baigneuses ou les Demoiselles de la Seine.

Tels étaient l’homme et l’artiste qui furent adoptés au complet par le galant homme et l’écrivain distingué qu’était Castagnary. La place que Proudhon en exil laissait vide à côté du peintre, il l’occupa avec empressement, et, dès lors, le meilleur de son talent d’écrivain fut mis au service du réalisme tel que l’entendait Courbet. Tandis que, somme toute, Proudhon maintenait devant l’artiste borné la supériorité d’une intelligence d’élite et lui imposait ce qu’il devait penser, Castagnary acceptait en bloc les théories informes de Courbet et revêtait d’une forme littéraire ce que Courbet professait entre deux chopes. Il exaltait la philosophie et les sujets du peintre, qui n’existaient pas, et les mettait bien au-dessus de sa facture qui, seule, avait une valeur. Il adoptait jusqu’aux absurdités de langage par lesquelles Courbet se faisait, dans l’occasion, une terminologie personnelle. Ainsi, Courbet avait imaginé de remplacer le vieux mot de « marine », qui dit bien ce qu’il veut dire, par l’expression « paysage de mer, » qui est absurde, et Castagnary d’imprimer aussitôt, en reportant l’honneur de l’invention à son ami, que « l’expression est meilleure. » Je ne vois d’autre raison acceptable de cette alliance entre un homme intelligent et un sot que la conviction où était Castagnary de servir ainsi ses propres idées. Courbet ne peignait que le temps présent et la France ; il appliquait donc la doctrine du naturalisme et de l’indigénat. Il l’appliquait complète, car, s’il avait commencé par exposer un Guittarero et la Nuit du Walpurgis, il s’était bien promis de ne pas recommencer pareilles débauches d’imagination. Il l’appliquait seul, car ceux que Castagnary aurait bien voulu, comme il disait, « jouguer » à sa doctrine en violaient souvent les principes absolus. Ainsi Corot mettait des nymphes dans les paysages de Ville-d’Avray, Théophile Rousseau prenait des esquisses devant la nature et passait ensuite des années à les transformer de souvenir dans son atelier, Millet peignait Ruth et Booz, Tobie et sa femme attendant leur fils et l’Angélus.