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Havaï[1], l’époque brillante. Le traité avait donné une impulsion nouvelle au commerce et à l’industrie locale, les planteurs faisaient des profits énormes, tous ceux qui étaient dans les affaires réussissaient au-delà de leurs espérances ; le bénéfice du travail était gros, facile, une fièvre d’activité s’emparait de tous les résidens étrangers. » Et, plus loin, l’auteur, qui a été à même de voir et a bien vu, résume ainsi les impressions que le roi rapportait de son excursion à travers le monde. « Un jour, écrit-il, il me parlait des souvenirs de son voyage, des réceptions fastueuses du roi de Siam, du rajah de Johore, du khédive d’Egypte ; le luxe déployé devant lui avait frappé le côté canaque, le côté enfant de son caractère, puis ses pérégrinations en Europe et aux États-Unis… En Italie, en Espagne, en Portugal, en France, dans les pays latins, le roi s’était surtout trouvé à l’aise, plus chez lui ; il avait, comme tous les étrangers, admiré Paris et pensé que rien au monde n’était plus beau. De fait, il aimait beaucoup notre pays et avait à ce sujet toute une théorie, impliquant un véritable esprit d’observation. »

— Votre majesté ne me parle pas de son passage aux États-Unis. Quelle a été son impression ?

Kalakaua parut réfléchir un moment.

— J’ai peur de blesser votre amour-propre d’Européen. Un pays dont la traversée est de sept jours en train express, qui s’appuie sur deux océans, où chaque citoyen a sa valeur, où la richesse est sans limite, c’est un géant avec lequel les grands comme les petits doivent compter… Vous et moi, continua le roi, avec un triste sourire, nous sommes le passé…, lui, c’est l’avenir.

L’avenir l’inquiétait. Non qu’il mît en doute les intentions du gouvernement des États-Unis, mais bien celles des Américains établis aux îles, enrichis par le monopole de la production sucriêre et dont la prospérité dépendait du traité de réciprocité commerciale. Que, pour une cause ou l’autre, ce traité, conclu pour sept ans et continué d’année en année, vînt à être dénoncé par les États-Unis, leur prospérité s’écroulait, et ces plantations, qui représentaient un capital de 150 à 200 millions et un rendement de 50 et 60 pour 100, perdaient une grande partie de leur valeur. Pour la leur conserver et l’accroître encore, il n’était, à leurs yeux, qu’un moyen : que l’archipel devînt partie intégrante de l’union américaine. Plus alors n’était besoin d’un traité à base incertaine, à échéance renouvelable, le droit absolu se substituait à la concession bénévole. D’aussi grands intérêts étaient pour déterminer un puissant courant en faveur d’une annexion que le cabinet de

  1. Un Royaume polynésien, 1 vol. in-8o ; Plon.