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attaqué le premier. Imprudent, qui a voulu voir avec ses yeux ce qu’il avait vu avec son âme.

Pêcheur d’Islande, roman ; dit la première page du volume ; poème plutôt, poème antique, et ce poème, l’auteur, qui ne lit jamais, semble l’avoir écrit, comme écrivaient, que dis-je, comme chantaient les rapsodes autrefois, qui ne lisaient pas non plus, car il n’y avait encore rien à lire. Homère, voilà celui que le Loti de Pêcheur d’Islande rappelle le plus, l’Homère de la πολυφλοίσϐοιο θαλάσσης (poluphloisboio thalassês), de la mer retentissante, et des mortels qui la regardent et l’écoutent en se rongeant le cœur. Dans Pêcheur d’Islande, l’humanité et surtout la nature ont quelque chose de trop primitif et de trop grand pour le théâtre. Que pouvaient devenir sur les planches le ciel, la lande bretonne, la pâle Islande, le Tonkin jaune, et l’Océan, ici plus que nulle part ailleurs père de la vie et de la mort ! La mise en scène, disait-on, nous rendra les paysages, grâce aux décors, qui seront des descriptions fixées. Nous les a-t-elle rendus ? Et puis ces décors, si exacts, si beaux même, si habilement plantés qu’ils soient, nous ne les voyons jamais que par nos yeux, à nous, tandis que le roman nous les montrait par les yeux de M. Loti, des yeux dont la vision supplée à la nôtre, l’illumine et l’agrandit.

Pêcheur d’Islande. Rien que ce titre a perdu sa couleur. Au théâtre, on le voit à peine pêcheur, le beau Yann, et de l’Islande que voit-on, de l’Islande qui, dès le début du livre, apparaissait : « Ils étaient cinq, aux carrures terribles, accoudés à boire, dans une sorte de logis sombre qui sentait la saumure et la mer. Le gîte, trop bas pour leurs tailles, s’effilait par un bout comme l’intérieur d’une grande mouette vidée ; il oscillait faiblement en rendant une plainte monotone, avec une lenteur de sommeil. » Au lieu de cette mouette effilée, nous avons vu un bateau de carton, à peine plus vrai que le navire d’Haydée ou celui de l’Africaine ; au lieu du soleil et de son halo, deux énormes pains à cacheter concentriques. Est-ce là « la grande lampe blanche… qui se traînait sans force, avant de faire au-dessus des eaux sa promenade lente et froide, commencée dès l’extrême matin ? » Rouvrez, rouvrez le livre, vous qui voulez revoir et les nuits et les aurores hyperborées, et le ciel très couvert, très épais, dans lequel « il y avait çà et là des déchirures, comme des percées dans un dôme, par où arrivaient de grands rayons couleur d’argent rose… Les nuages inférieurs étaient disposés en une bande d’ombre intense, faisant tout le tour des eaux, emplissant le lointain d’indécision et d’obscurité. Ils donnaient l’illusion d’un espace fermé, d’une limite ; ils étaient comme des rideaux tirés sur l’infini, comme des voiles tendus pour cacher de trop gigantesques mystères qui eussent troublé l’imagination des hommes… Le monde changeant du dehors avait pris un aspect de recueillement