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grande pensée ; et le mot de Joubert est vrai des notes autant que des paroles : plus une note, dirais-je, plus une mélodie, plus un accord ressemble à une pensée, plus tout cela est beau.

L’orchestre du Conservatoire a brillamment exécuté cette œuvre brillante. M. Taffanel a pris depuis trois mois la direction de l’exquise compagnie ; il méritait de l’obtenir, et cela s’est bien vu. Nous avions toujours soupçonné cette flûte d’être un roseau pensant. M. Taffanel pense à toutes les nuances ; il conduit avec netteté, jeunesse, avec largeur, lorsqu’il le faut, sans rien de cassant ni d’échevelé, sans faire jamais ni le métronome ni le moulin à vent. Et nous constations une fois de plus, en écoutant cet incomparable orchestre, que là seulement, dans cette méchante petite salle, on peut ressentir aujourd’hui de parfaites jouissances musicales. Mais pourquoi faut-il que les chants n’y soient presque jamais dignes de la symphonie ? Ils ne le furent pis l’autre jour, les chants féminins du moins, car le style de M. Auguez ne mérite comme à l’ordinaire que des éloges, et la voix de M. Alvarez m’a paru sonner fièrement. Les deux dames, au contraire, manquaient surtout de fierté. Le contralto, plus bourgeois que lyrique, a dit, avec un accent pâteux et vaguement auvergnat, les nobles maximes de la harpe, et le soprano qui personnifia tour à tour l’aigle et la colombe, ne possède ni la puissance du premier, ni la douceur du second de ces oiseaux.


Et Falstaff ? Il se pourrait bien que ce fût un chef-d’œuvre de jeunesse et de joie, un adorable éclat de rire, risata sonora, comme il est dit si joliment dans le libretto exquis de Boito. De la partition à peine entr’ouverte, nous avons cru voir sortir le printemps. Oh ! l’admirable vieillesse que celle de ce grand homme ! Pour lui, sur lui, la main divine a-t-elle donc arrêté le soleil, changé les années de grâce en années de gloire, et d’une gloire de plus en plus pure ? Oh ! la délicieuse musique, ailée et rayonnante, folle de gaîté, bouffonne avec puissance, et la nuit, sous les vieux chênes de Windsor, au clair de lune, rêveuse et tendre avec mélancolie. Otello, c’était la douleur et la mort ; Falstaff, c’est la gaîté, la vie. Heureux auditeurs de la Scala, applaudissez, et vous, petites bouquetières d’Italie, puisque voici l’avril, allez cueillir de jeunes pousses de laurier et tressez des feuilles vertes pour couronner ces cheveux blancs.


CAMILLE BELLAIGUE.