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franciscains, des protestans anglais qui convertissent à coups de livres sterling, à côté des juifs qui reviennent pour baiser les murs de Sion et pour mourir, il y a les visionnaires et les illuminés que le mirage du pays sacré a hantés dans les longues nuits du nord et qui sont venus s’éblouir ici, à côté des cactus torrides. L’hôtel où nous descendons est le centre d’une colonie de mystiques allemands émigrés des États-Unis et qui, frappant monnaie, battant pavillon américain, vivent serrés les uns contre les autres dans une enceinte que l’on ferme à neuf heures. Boulangers, tailleurs ou cordonniers, ils travaillent tous de leurs mains en s’enivrant de Bible. À leur tête, sorte de bourgmestre et de chef religieux, le propriétaire de l’hôtel a la belle tête sensée et honnête, la joue rose, l’œil clair d’un ancien bourgeois de Nuremberg. Comme les vieux bourgeois d’Allemagne, tout en administrant très bien ses affaires, il s’est profondément préoccupé de religion et de morale. Il s’est tourmenté du « sens de la vie » si bien que sa vue des choses s’est un peu troublée et qu’il a fini par écrire des livres très excentriques. Dix minutes après notre arrivée, tout en faisant disposer la table pour le déjeuner, tout en chassant les mouches à grands coups de serviette, il nous offre un volume de « Pilules au tannin biblique, » dépuratives et toniques, avec la manière de s’en servir. Nous ouvrons cette pharmacie et nous trouvons un recueil de versets sacrés, chacun précédé de l’image d’une petite pilule et suivi de l’énoncé d’une règle morale, œuvre caractéristique de l’imagination religieuse et positive, à la fois mystique et soigneuse du détail solide, et qui a inspiré cet hôtelier allemand comme autrefois Wohlgemuth et Dürer. Il y a trois cent soixante-cinq pilules ; en en prenant une par jour durant un an, en « se gardant bien de lectures légères, romans, etc., pendant la durée de la cure, » on arrive à la parfaite santé morale ; « les rapports cordiaux avec le prochain se rétablissent, l’intelligence s’éclaircit et l’appétit pour la parole de Dieu revient. » Régime sévère, d’ailleurs, qui nous effraie un peu, auquel notre hôte sent bien que nous finirons par nous dérober, car, tout de suite, posant un dernier ravier sur la table, ouvrant son livre d’un geste pressé, il nous montre le remède décisif où se trouve concentrée toute la précieuse essence guérissante. Bien violente, cette « pilule dynamique extraite du bois de l’arbre de vie, » bien acre pour que j’ose à mon tour la présenter toute nue au lecteur. Je l’envelopperai comme il convient en disant qu’elle contient « une règle biblique pour gens mariés, » et que cet hôtelier allemand, installé en Palestine pour y suivre son rêve religieux, se rencontre avec l’auteur de la Sonate à Kreutzer et fonde la vie morale sur la même base physiologique.