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ceinture, grands manteaux sans manches qui tombent des épaules aux pieds, lamentables chapeaux d’Occident, tristes feutres maculés qui ont traîné chez tous les revendeurs, toques de fourrure, bonnets de coton pointus qui couronnent de vieux crânes, de vieilles têtes portant besicles, savates éculées, toutes les guenilles de la vie sédentaire, toutes les loques des vieilles juiveries d’Amsterdam ou de Prague. Les barbes sont longues, frisantes, les cheveux ondulent, tombent en papillotes grasses sur la blancheur des tempes : « Tu ne couperas pas les coins de tes cheveux, et tu ne gâteras point ta barbe, » a dit l’Éternel. Mais parfois sous ces vieux chapeaux, parmi ces longues tignasses, que de têtes admirables et douloureuses, quelle intensité d’expression, quel rayonnement de l’âme, quelle fatigue de la vie, quels yeux profonds et tristes, quels regards en dedans, dignes de Rembrandt, du peintre qui a senti la beauté de ces juiveries, la lumière tragique qui s’épanche de cette ombre et de cette pauvreté ! Certaines têtes passionnées de jeunes hommes font penser au Christ. Il y a des vieillards qui se dressent comme un siècle de misère ; on ne se lasse pas de les regarder, leurs figures restent tout au premier plan de la mémoire, parmi les plus intenses souvenirs que l’on rapporte de Jérusalem, aussi belles avec leur flamme voilée de vie intérieure, leurs abîmes de souffrance familière, de résignation muette, que le vieux juif de Rembrandt à la Galerie nationale, lis sont très nombreux ici, les vieillards de l’Europe orientale, ils se pressent pour venir mourir ici et se coucher à côté de leurs ancêtres, pour ajouter une pierre à celles qui dallent la vallée de Josaphat. C’est le rêve qui les hante là-bas, comme le mirage du Gange qui pousse l’Hindou mourant vers Kasi. Ils ne peuvent point oublier leur race, ils gardent toujours le culte de la Sion glorieuse, ils se lamentent toujours de l’avoir perdue.

Beaucoup d’yeux bleus et de cheveux jaunes, produits par les croisemens allemands et slaves. En général, avec de l’allemand, on se fait comprendre de cette foule. Aux bureaux de poste où ils font queue, les lettres qu’on leur remet portent des timbres allemands, autrichiens ou russes. Ils communiquent encore avec les Judengassen de là-bas, ces Hébreux d’Orient, ces Israélites en longues tuniques.

À gauche, dans la ruelle infecte, un escalier disjoint mène à la synagogue. Là, sur le parvis étroit, on vend des journaux hébreux, et comme autrefois à l’entrée du temple, des marchands sont installés, courbés sur leurs balances ou leurs grimoires ; d’autres ne font rien, se chauffant là, passant la journée autour de cette synagogue qui n’est pas seulement le lieu du culte, mais le centre actif de cette juiverie, le foyer ardent et spirituel qui semble