Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/44

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

douleur, avec désespoir, de la tragédie du tombeau, il ne comptera nulle part, parmi les injures faites à son génie, le sort bien tragique pourtant de son œuvre bolonaise… Et pendant ces trois années si complètement perdues pour sa gloire, les autres à Rome, — les rivaux et les ennemis, — avaient travaillé sans obstacles, obtenu des succès considérables ! Il entretenait de Bologne une correspondance suivie avec Giuliano da San-Gallo, avec le cardinal Alidosi, et était au courant de ce qui se faisait dans la ville éternelle : il savait que Bramante y étendait de plus en plus son activité et son influence, qu’il hébergeait chez lui toute une légion de peintres engagés dernièrement (fin 1507) pour la décoration des nouvelles chambres au palais Vatican, qu’il tenait table ouverte et apparaissait comme l’intendant des arts sous le grand pontificat. Ce qui est plus grave, Rome était dans l’enthousiasme de ce maître Andréa Sansovino, qui, appelé en 1506 de Florence par Jules II, avait déjà achevé, à Santa-Maria-del-Popolo, deux choses magnifiques[1] que le monde des connaisseurs exaltait outre mesure, les plaçant au-dessus de tout ce qui a été produit jusqu’à présent, les proclamant les chefs-d’œuvre du siècle : et c’étaient des œuvres de sculpture, c’étaient des monumens funéraires ! Que Bramante ait employé son art pour l’encadrement tant vanté de ces deux tombeaux, qu’il ait mis son savoir d’architecte au service du sculpteur Andréa, ce ne pouvait être qu’un grief de plus, la preuve d’une conspiration ourdie contre le créateur de la Pietà et du David

Il faut, je crois, rapprocher toutes ces circonstances pour s’expliquer le fait assez étrange que, la tâche laborieuse de Bologne accomplie, Michel-Ange ne se soit nullement soucié d’aller à Rome rendre compte au pape de l’achèvement et de l’installation du monument à San-Petronio. Il retourna tout droit à Florence (fin février 1508) et s’y arrangea pour reprendre les travaux commencés trois ans auparavant sur la commande de la cathédrale et de la seigneurie. Jules II ne tarda pas cependant à le mander auprès de lui (fin mars 1508), et Buonarroti obéit aussitôt,.. à contre-cœur, disent les biographes, et dans la douloureuse conviction de l’inutilité de toute résistance. Franchement, j’ai de la peine à l’admettre. Il y avait entre ces deux hommes du destin une attraction mystérieuse plus forte que tel mouvement d’humeur et de dépit ; et puis, chez l’artiste, le désir d’exécuter le fatidique mausolée devait être maintenant, après le succès retentissant de Sansovino, plus ardent que jamais. Les blocs de marbre étaient encore là,

  1. Les deux œuvres de Sansovino à Sainte-Marie du Peuple sont de 1506-1508, Voy. Vasari, édit. Milanesi, IV, 527.