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du chef fut répété avec un délire d’enthousiasme par tous les autres et par l’unanimité des soldats.

Que s’était-il passé dans l’âme du maréchal ? L’acte d’accusation affirmera plus tard une trahison préméditée ; beaucoup de gens voudront, comme MM. De Blacas et Decazes, en trouver les preuves dans l’excès de zèle royaliste dont Ney avait fait montre, lors de son passage à Paris, dans le propos sur « la cage de fer » et autres exagérations de langage. MM. de Blacas et Decazes n’apercevaient pas dans cette âme ce qu’un Shakspeare y aurait vu. Des faits groupés par M. Welschinger, il ressort avec une grande force d’évidence qu’il n’y eut pas préméditation, mais renverse soudaine des sentimens, en quelques heures. Comme le dit son historien, « Ney était l’homme du moment ; ombrageux, irritable, impressionnable à l’excès, extrêmement mobile. Autant il était ferme, laconique et résolu sur le champ de bataille, autant il était faible, loquace et indécis sur le terrain politique. » Ce double personnage, chacun a pu l’observer chez les meilleurs hommes de guerre, au moins dans nos états modernes qui spécialisent les talens. Il semble que les âmes de ces grands soldats s’effondrent sous le poids des responsabilités civiles ; ils y perdent le sens du commandement ; les mieux avisés dans leur métier, les plus braves hésitent alors, désarmés, inertes, ou branlans à tous les vents. Ney était le type achevé de ces héros métamorphosés en enfans, dès qu’ils ne voient plus devant eux l’obstacle précis, matériel, qu’il s’agit d’enlever par des manœuvres connues et commandées.

Depuis trois jours, cet irrésolu subissait un formidable assaut moral. Le brick l’Inconstant venait de rejeter sur la terre française l’être magnétique qui avait suscité et dominé si longtemps tous les compagnons du miracle. Ceux que leur éloignement préservait du vertige attendaient, inquiets et vacillans ; dès qu’ils prenaient le contact, ils étaient perdus, ils retombaient sous l’ascendant. Malgré ses griefs et son humeur contre Napoléon, Ney voyait revenir, derrière les aigles qui volaient de clocher en clocher, tous les souvenirs, toutes les gloires de sa carrière. N’oublions pas la goutte de fiel récente, et ce qu’il aurait écrit à sa femme, aussitôt son parti pris : « Mon amie, tu ne pleureras plus en sortant des Tuileries. » Ce conflit de sentimens qui agitait Ney, le dernier de ses soldats l’avait éprouvé et déjà tranché. Partout, en avant de lui, les régimens tournaient : il retenait encore sous sa main quelques milliers d’automates ; leurs âmes n’y étaient déjà plus, parties, emportées par l’avalanche qui grossissait d’heure en heure. Tous les témoignages l’attestent ; et le maréchal écrivait le 12 à Suchet « que la contagion était à craindre parmi ses soldats. » Les populations faisaient comme les troupes ; elles noyaient