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jusqu’à la corniche des fenêtres, grimpera ensuite une échelle tremblante et se hissera sur l’échafaud à côté du peintre. Un dialogue étrange s’engagera alors sous la voûte : « Quand finiras-tu ? — Quand je pourrai. — Veux-tu donc que je te jette en bas de ces planches ? .. » — Rentré dans ses appartemens, le pontife enverra Accursio ou tel autre de ses chambellans pour demander pardon à l’artiste de l’emportement de tout à l’heure, et les brouilles finiront ainsi toujours par des réconciliations, les grands éclats de colère par des amorevolezze.

Il y a toutefois, dans ces relations si extraordinaires, si originales, entre Jules II et Michel-Ange un point obscur, irritant et qui ne laisse pas d’embarrasser. Buonarroti, dans sa correspondance, se plaint très souvent et bien amèrement de la difficulté qu’il éprouve à se faire payer par le pape, à rentrer seulement dans ses débours, affirme-t-il. Au mois de janvier 1511, il interrompt complètement les travaux de la Sixtine et va relancer le pontife jusque dans le camp de Mirandole, afin d’obtenir quelque acompte… Les biographes ne se font pas faute ici de crier à la parcimonie et à l’avarice sordide de Jules II : mais pourquoi ni Raphaël, ni Bramante, ni aucun des nombreux architectes, peintres et sculpteurs employés par le Rovere ne laissent-ils jamais entendre des plaintes semblables ? On connaît pourtant le faste éclatant dont le jeune Santi a aimé à s’entourer à Rome dès le début ; on connaît aussi la vie dispendieuse du constructeur de Saint-Pierre : — « Le pape Jules, nous dit de Bramante, son hôte Caporali, a fait maître Donato riche malgré lui et l’a comblé de bénéfices et de pensions… » — C’est que Raphaël et Bramante, apparemment, se comportent envers Jules II comme des artistes envers leur mécène : ils comprennent à merveille qu’un mécène n’aime pas à être importuné par des demandes d’argent, mais que dans les momens de satisfaction et de largesse, il sait récompenser au centuple les services rendus. Michel-Ange n’attend rien de la munificence et ne demande jamais que son dû ; mais il le demande sans détours et sans vergogne, avec la brusquerie du créancier et la fierté du gentilhomme[1].

Car il se sait gentilhomme, lui, et tout autrement noble que le Rovere à la triple couronne. Jules II est de souche obscure, probablement roturière ; — dans ses momens de dépit, le roi de France, Louis XII, appelle le pape « un fils de paysan qu’il faut mener à coups de bâton, » — tandis que Michel-Ange se croit le rejeton d’une

  1. Michel-Ange a lui-même déclaré qu’il n’a jamais travaillé que pour les pape » ; or, sous le pontificat de Jules II, il n’a cessé de pourvoir largement aux besoins de sa famille, d’acheter même des terres en Toscane : preuve évidente qu’il n’était pas dans la détresse, quoi qu’on ait dit.