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se trompait sur ce point. En tout cas, il se trompait de très bonne foi, car, s’il eût connu sa dette, il l’eût payée.

Cependant, il parle de Beyle à l’Inconnue, comme d’un homme u dont les idées avaient déteint » sur les siennes. L’image n’est pas particulièrement obligeante : ni Mérimée, ni Stendhal n’avaient, comme nous, l’habitude de parer les choses, de les relever par l’expression. Prenons l’aveu comme il se présente : en quoi Beyle a-t-il « déteint » sur Mérimée ?

Mettons à part la philosophie de Beyle. Il l’avait lui-même empruntée au Système de la Nature, et Mérimée pouvait la tenir directement de d’Holbach ou l’avoir respirée dans l’air de la maison paternelle. Il n’avait pas besoin que Beyle, cet « ennemi personnel de la Providence, » lui enseignât que tout prêtre est un hypocrite. Les libéraux du temps le répétaient autour de lui et, ce qui est plus fort, ils le croyaient. Peut-être est-ce Beyle qui apprit à Mérimée à se moquer du patriotisme. Cela seyait à un homme qui était allé à Moscou en 1812, qui avait vécu avec des héros et ne s’était pas montré au-dessous d’eux[1]. Mérimée, lui aussi, était brave et sut exposer sa vie pour cette France qu’il affectait de dénigrer. La défaite nous a rendus susceptibles ; sachons pourtant comprendre ce qu’éprouvèrent les jeunes gens de 1820, après cette terrible et ruineuse débauche de gloire, qu’ils avaient à réparer.

Beyle ne put faire accepter à Mérimée toutes ses théories sur la femme. Le fils d’Anna Mérimée n’admit jamais pour bon que toute vertu, comme toute place forte, dût se rendre si elle était convenablement attaquée. Il riait du sérieux de Beyle, lorsqu’il assurait que rester seul avec une femme pendant un quart d’heure sans lui dire qu’on l’aime est le fait d’un lâche et d’un insolent. Beyle avait été dragon et ne s’en rétablit jamais complètement ; il eut toute sa vie, sur l’amour, les idées de la grosse cavalerie : aimer au commandement, vaincre avant que la trompette sonne. Mérimée ne fut pas l’élève de ce don Juan à cheval, parce que, en amour, on n’est l’élève de personne.

Mais à qui Mérimée devait-il le goût de la musique italienne, si ce n’est à Beyle, qui eut ce goût jusqu’à la fureur ? À qui, encore, ce paradoxe très fin, mais malheureusement infécond, sur la critique d’art, que M. Paul Bourget a rajeuni, dans ses Sensations d’Italie : à savoir qu’on devrait juger d’un tableau ou d’un opéra d’après les règles propres à la peinture et à la musique, et non pas, comme Diderot nous a montré à le faire, en y cherchant une scène, des sentimens, des impressions dramatiques.

  1. Pendant la retraite de Russie, comme Beyle entrait un matin chez M. Daru, celui-ci lui serra la main avec énergie en disant : « Vous avez fait votre barbe, vous êtes un homme de cœur ! » Le mot était parfaitement en situation et très sérieux.