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le charme. « Vous souvenez-vous, écrivait-il plus tard, des belles histoires que vous me contiez, en 1830, dans la Calle del Sordo sur l’Alhambra et le Généralife[1] ? » Pour compléter l’attrait de cette maison, il faut se représenter deux petites filles de quatre et cinq ans, Paca et Eugenia, jouant autour de la robe de leur mère. Eugenia, la filleule du comte de Montijo, née à Grenade dans un jardin, au milieu d’un tremblement de terre, frappait par son regard pensif, étonné, mélancolique, ce même regard de « prédestiné » que Paris a vu, trente ans plus tard, dans les yeux de son fils[2]. On eût dit qu’elle ne s’était pas encore remise de son étrange entrée dans la vie ou que ses vagues rêveries enfantines fussent traversées par le pressentiment des coups de théâtre qui l’attendaient. Mais qui eût pu songer à tout cela lorsque le jeune visiteur de la Calle del Sordo caressait les cheveux dorés de la petite Eugenia, tandis que sa mère contait les légendes des rois maures, les exploits du Campeador ou du Boelo, les souvenirs de Pelage et de don Pèdre ?

Le jeune homme parcourut l’Andalousie. À Grenade, il flirta avec une jolie gitana, « assez farouche aux chrétiens, mais qui, pourtant, s’apprivoisait à la vue d’un duro[3]. » Plus d’un souvenir des guerres vivait encore dans les lieux que traversa Mérimée. En voici un qui revint sous sa plume longtemps après. C’était, raconte-t-il, près de Campillo de Arenas. « Mon guide me prenait pour un Anglais parce que je ne vendais rien, que je ne saluais pas les madones et que je m’arrêtais pour regarder les vieilles pierres. Il me montra un passage très difficile dans la Sierra de Jaën et me dit qu’il avait servi de guide au général Molitor et à sa division en 1823, et qu’elle avait passé par là, infanterie, cavalerie et canons. « Si vous aviez vu ces soldats tout jeunes et sans barbe pousser aux roues des canons et les faire passer en moins de rien par des chemins impraticables, vous auriez dit comme moi, monsieur, que le proverbe ment qui dit que les Français ont des cœurs de poules. » Ainsi, conclut Mérimée, nous avons été de Cadix à Moscou pour qu’il existe à Campillo de Arenas un pareil proverbe sur notre compte[4] ! »

Pendant qu’il étudiait Velasquez et applaudissait le taureau, Paris avait renversé une dynastie. À ce sujet, Jules Sandeau, recevant à l’Académie française le successeur de Mérimée, a mis en circulation certaine anecdote que l’auteur de Colomba « se plaisait, » dit-il, à raconter. Pendant le siège des Tuileries, un jeune homme qui suivait la bataille avec beaucoup de curiosité s’approcha d’un gamin

  1. Correspondance inédite avec la comtesse de Montijo, 31 juillet 1847.
  2. Ibid., 8 juin et 18 novembre 1857.
  3. Ibid., sans date.
  4. Ibid., 27 février 1847.