Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/597

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

douze cents lettres que j’ai eues sous les yeux, je n’ai pas trouvé un regret exprimé à ce sujet. Il était trop logique avec lui-même pour se lamenter niaisement sur les conséquences d’un célibat que les circonstances lui avaient imposé et que sa volonté rendit définitif. Lorsque son ami Stapfer devint père d’une fille, il lui écrivait, pour le féliciter, dans des termes plaisans, qu’il savait devoir être entendus de cet homme d’esprit. Il n’avait pas, disait-il, de peine à se représenter sa joie, en se rappelant le plaisir qu’il avait lui-même autrefois à élever des petits chats. Il ajoutait que les petits chats perdent de leur gentillesse, tandis que « les moutards humains et surtout les moutardes gagnent sous ce rapport en grandissant[1]. » Ainsi, de la petite fille à la douairière, la femme l’amusait et le charmait. Il aimait à vivre dans l’atmosphère féminine. Souffrant, il n’admettait que les soins des femmes. Bien portant, il les taquinait, les plaignait, les confessait, causait avec elles chiffons et métaphysique, dessinait des costumes de bal masqué, acceptait des missions auprès de Palmyre, la grande couturière artiste de ces temps-là, opinait sur les toilettes avec le sérieux d’un abbé de cour d’il y a cent ans. Tout cela, pour être avec elles et les mieux comprendre. Quand il ne leur parlait pas, il parlait d’elles ; sa sympathie allait de préférence à ceux qui, comme lui, aimaient l’odeur de la femme. Il y a beaucoup d’hommes qui ont l’air d’écrire des livres, de peindre des tableaux, de construire des chemins de fer et de gouverner des républiques : en réalité, l’unique affaire de leur vie est de plaire aux femmes. Ils se connaissent, se devinent, se rapprochent : Mérimée était de cette franc-maçonnerie. Il a goûté, je devrais dire dégusté, ce qui est, dit-on, un des grands biens de ce monde : l’amitié des femmes.

Parmi ses amies, la plus fidèle, la plus loyale, la plus dévouée a été la comtesse de Montijo. On l’a déjà vue sous un autre nom lorsque, dans l’été de 1830, Mérimée fit sa connaissance à Madrid. Après la révolution, le comte et la comtesse de Téba vinrent se fixer à Paris. Ils se lièrent avec les familles les plus distinguées de la société parisienne, entre autres les Delessert et les de Laborde, où Mérimée était reçu intimement depuis l’enfance. Les relations, nouées en Espagne, devinrent à Paris plus étroites et presque quotidiennes. Don Eugenio étant mort en 1834, don Cipriano hérita des biens et des grandesses de la maison de Montijo. Mais ce changement de fortune ne modifia point ses goûts personnels de simplicité et de retraite. Il voulait que ses filles fussent élevées comme si elles devaient être pauvres, qu’elles s’endurcissent aux

  1. Correspondance inédite avec Albert Stapfor, 2 septembre 1837.