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bien éveillé : depuis tant de siècles, ses ancêtres ont l’habitude de sentir l’espace vide ouvert devant eux ! De sa main maigre, qui n’a jamais travaillé, il roule une cigarette. Il nous attend, nous encourage d’une gutturale et repart tout de suite bien en avant, car son grand cheval veut marcher seul et n’aime pas qu’on le talonne. Suit le moukre porteur, enfant passif de fellahs passifs. Pour mieux dormir, il s’est laissé glisser à demi de sa selle, et, retenu par un genou, ployé en deux, les bras ballans par-dessus sa bête, il somnole, la tête roulante, ou bien se met à chevroter un chant arabe, hésitant, coupé de petits arrêts brusques dont le thème triste revient toujours, comme toujours ces pierres et ces pierres qui passent devant nous.

Nous sommes loin maintenant des hauteurs de Jérusalem ; des bouffées d’air chaud commencent à passer dans la nuit… La fissure que nous longions s’est élargie, toute déchirée comme une blessure dont on ouvre violemment les bords. Elle bâille dans le noir, elle tombe en précipices droits, en chutes de falaises que l’on ne voit point finir. De l’autre côté, la paroi verticale monte très haut, nous masquant les étoiles, nous couvrant d’une obscurité plus dense que celle de la nuit. Mais vers le bord que nous longeons, la terre s’abaisse et fuit si vite qu’il semble qu’à présent, tandis que se rétrécit la voûte du ciel, nous allons nous enfoncer en spirales dans l’abîme, comme si tout ce qui précédait n’avait été qu’un long prélude à quelque descente aux enfers.

Mais soudain le sol plan, et la nuit qui s’élargit libre devant nous. Les chevaux s’éveillent, s’ébrouent : voici que nous touchons au fond des grands creux que nous avions vus du mont des Oliviers, et qui s’allongent à mille pieds au-dessous des mers vivantes. C’est la terre que nous battons enfin ! Comme elle semble douce et molle ! Puis des noirceurs de feuillages qui nous frôlent la figure, des marais que nous éclaboussons, un violent parfum de citronniers, des aboiemens de chiens, une lumière ; nous arrivons : c’est l’oasis de Jéricho.


Je reverrai longtemps les figures blanches des deux femmes qui nous reçoivent, cette cire vivante entourée de linge, ces yeux pâles, cette rigidité d’icônes… Ce sont des paysannes de Petite-Russie, venues de là-bas avec une troupe de pèlerins, abandonnées ici, on ne sait comment, enfouies depuis vingt ans dans le sable ardent de Jéricho. Pendant l’hiver elles prêtent leur petite cabane aux voyageurs qui leur laissent les restes de leurs provisions, mais durant les longs étés terribles, elles vivent de rien, au fond de la fournaise, dans le silence et la dévotion. — Tandis que nous soupons, elles entrent quelquefois, sans mot dire, et ces apparitions blanches