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dédaigneux du réel. Il ne s’intéresse pas à la nature pour en dégager les caractères généraux et profonds. Comme la musique, qui combine des sons pour manifester certains états de sensibilité, il compose des symphonies, il groupe arbitrairement des couleurs et des degrés de clarté pour traduire les émotions simples de l’âme, de l’être sentant qui adore, qui triomphe, qui se prosterne ou qui commande. Comme la musique, au réel concret il n’emprunte qu’un élément, et cet abstrait qui est la couleur, il sait le modifier, le placer vis-à-vis de lui-même suivant certains rapports, en construire des ensembles qui ne correspondent à rien dans le monde extérieur, mais qui, par une liaison secrète que l’artiste sent d’instinct, transposent dans le monde visible quelques-uns des événemens de l’âme invisible. Peu importe l’élément abstrait qui sert à cette transposition. Que ce soit la masse sensible à l’œil, comme dans l’architecture, le son, comme dans la musique, la couleur et la ligne comme dans ces arabesques, chaque série d’élémens forme une gamme différente, plus ou moins étendue, plus ou moins nuancée, plus ou moins capable de correspondre entièrement, terme à terme, aux séries de sentimens et d’émotions. Certes, entre toutes ces gammes, celle des lignes et des couleurs abstraites nous semble la moins expressive : c’est peut-être parce que nous la connaissons moins que les deux autres, parce que notre éducation insuffisante ne nous permet pas d’en apprécier toutes les délicatesses, et en cela, devant ces arabesques, nous ressemblerions à un Chinois qui voudrait porter un jugement sur une sonate de Mozart, incapable de participer à son humeur fantasque ou modeste, de sentir sa tenue souriante ou sa passion sérieuse. Mais si peu que nous ayons l’habitude de ce genre particulier de transposition, nous devinons bien qu’il existe une relation entre quelques-unes de ces mosaïques et quelques-uns des états simples de notre âme. Et cela s’explique, car, physiologiquement, nous savons qu’entre les diverses couleurs et les divers degrés de tension de notre énergie nerveuse, il y a une liaison ; que le rouge, par exemple, l’exalte comme certains timbres de trompette dans la série des sons. À présent, que l’artiste arabe combine ces couleurs, qu’il entremêle les lignes sinueuses, brisées, les cercles, les losanges aigus, et voilà qu’il (commence à s’exprimer parle détail. Nous ne savons pas comprendre toute sa langue, mais nous entendons le sens général de l’émotion qu’il traduit. Est-ce qu’il n’y a pas de la tendresse dans ces lignes flexibles qui serpentent, de la conviction forte dans ces larges étoiles rouges plaquées sur du blanc, une autorité impérieuse dans ces grandes lettres arabes, incrustées en marbre noir, qui dehors fulgurent au soleil ? Est-ce qu’il n’y a pas de l’amour et de l’adoration religieuse dans ces