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hommes et femmes en lévites, en longs manteaux, qui s’assemblent comme pour des réunions secrètes. Et devant leur air de mystère, devant leurs mines lamentables, leurs longs cheveux, devant ces têtes de vieux sorciers en robe, devant ces ruelles, ces petites cases où ils s’enferment, où ils se tapissent pour vivre entre eux loin du plein air, on comprend l’effroi, l’horreur vague que les vieilles juiveries d’Europe inspiraient autrefois au peuple naï et crédule des artisans et des laboureurs, les légendes sinistres qui épouvantent encore les villages russes, et qui dès le premier siècle circulaient à Rome sur les juifs et sur leurs maléfices ténébreux, sur leurs empoisonnemens et leurs assassinats d’enfans.

Quel spectacle dans cette synagogue, où l’on se sent seul comme un intrus qui pénétrerait dans une famille au moment où l’on célèbre quelque rite intime et passionné. Une foule blanche, une foule d’hommes maigres, tous vêtus de la blanche simarre du sabbat, blêmes comme si le sang était usé dans cette race trop ancienne, des vieux aux crânes, aux traits aigus, dont les yeux d’oiseaux flambent sous leurs fourrures, tout un peuple en rumeur, excité, traversé de secousses brèves comme des chocs électriques et qui font fléchir en même temps les centaines d’échines avec un rythme sec et vif, dans le bourdonnement des prières, pendant que le rabbin, face au mur, debout devant la foule, mène ce frénétique concert, élance les supplications qui attisent les cœurs, avec des notes perçantes et sonnantes, avec des modulations extraordinaires, avec des sursauts de l’épaule, des soubresauts qui s’accélèrent, mélopée violente, véhémente, qui ne ressemble à rien, ni arabe, ni européenne, impérieuse, sauvage, belle infiniment et que les voûtes de toute la synagogue prolongent en résonances. Et par momens, cela s’exaspère ; les flexions saccadées de tous les corps deviennent plus rapides, et le prêtre sanglote, son chant devient un cri, monte aigu et déchirant, des vieillards jettent des soupirs, lèvent des bras tremblans vers le ciel : un souffle passe, tout vibrant, tout brûlant d’émotion et de vouloir. Sur une tribune, un juif, jeune encore, dont je reverrai longtemps la pâleur et les yeux pensifs, domine le peuple, le contemple d’un air doux et profond de Christ. Et jeté brusquement si loin de notre monde moderne, dans cette rumeur et cette musique qui met une vapeur sur les choses, qui exalte en la brouillant l’imagination, l’esprit fait un saut de dix-huit siècles ; on croit revoir les scènes mémorables d’autrefois, les scènes du temple qui précédèrent la passion, la foule ardente, les centaines d’yeux perçans sous les sourcils touffus, tous les yeux hostiles et brûlans, les cris de mort, et debout, tranquille, l’homme solitaire avec son sourire de pitié triste. On comprend qu’autrefois, libre et maître chez lui, ce peuple ait