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singulièrement avec l’extrême délicatesse d’un nez camus, de la bouche et du menton, — on dirait un Socrate glabre et affiné, avec son fonds de bonhomie spirituelle et de la vivacité juvénile en plus : — tel apparaît, dans la Dispute du Saint-Sacrement, maître Donato da Urbino, surnommé il Bramante ; et certes, dans ce vieillard charmant et impétueux qui, appuyé à une balustrade, tient d’une main un gros volume ouvert (Vitruve ? ), tandis que de l’autre il y indique un passage à quelqu’un placé derrière lui, on devinerait difficilement l’homme méchant et envieux, l’intrigant vil et pervers que Michel-Ange n’a cessé de dénoncer pendant toute sa vie.

La rancune féroce contre l’illustre constructeur de Saint-Pierre est un des traits saillans et des plus déplaisans, il faut bien le dire, chez le grand Florentin ; c’est une de ces haines inextinguibles, inexpiables, comme on n’en rencontre que dans les fortes et violentes natures du quattrocento. Ni la mort du rival, ni les succès propres, immenses, ne parviendront pas à désarmer un ressentiment dans lequel le doux et gracieux Santi aura aussi sa large part. En 1542, trente ans après le décès de Bramante, vingt-deux ans après celui de Raphaël, Buonarroti terminera un long mémoire sur sa « tragédie » du tombeau par ces lignes prodigieuses : « Toutes les difficultés entre le pape Jules et moi sont venues de la jalousie de Bramante et de Raphaël. Si le tombeau ne fut pas continué, c’est qu’ils voulaient ma ruine ; et Raphaël avait bien raison d’en agir ainsi, puisque tout ce qu’il savait en matière d’art, il le tenait de moi… » — Notez que Raphaël n’est venu à Rome que trois ans après les « difficultés » en question et alors que le peintre des Prophètes et Sibylles était déjà en pleine activité sur son « pont » de la Sixtine ! — En 1553, Michel-Ange, octogénaire et au faîte d’une gloire incomparable, se servira encore de son porte-voix Condivi pour lancer contre l’architecte favori du Rovere l’odieuse accusation d’avoir cherché à gagner indignement sur les travaux dont il était chargé par un pape qui le comblait de richesses, d’avoir employé à cet effet les plus mauvais matériaux et fait le possible pour l’éloigner, lui, Buonarroti, de Rome et du Vatican, de peur qu’il ne dévoilât ses malversations ! ..

Je ne trouve nulle trace, pas la moindre ombre de ces soupçons outrageans dans les écrits des contemporains, dans le Journal de Paris de Grassis par exemple, qui n’aime guère le Rovinante, ou dans l’Histoire de Sigismondo de’ Conti qui déplore amèrement la lenteur (cunctatio) des travaux de Saint-Pierre : les lenteurs d’un Bramante ! J’ai déjà parlé du pamphlet paru à Milan, en 1517, contre maître Donato, et on a pu juger de l’esprit fin et