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sous ses yeux dans la vigne de Felice de Fredis et qui parut bien comme la consécration providentielle de toutes les idées qu’il s’était formées de longtemps sur les conditions véritables du grand art ? Le nu, le colossal et le pathétique, n’est-ce pas là ce qu’enseignait ce groupe avec la puissance et l’autorité du plus sublime des chefs-d’œuvre connus ? Et chose non moins merveilleuse : dans l’espace de quelques années, un peu avant ou un peu après le Laocoon, d’autres chefs-d’œuvre, à divers degrés appréciés et exaltés, — le groupe de l’Antée, le Torso du Belvédère, la Cléopâtre, le Tibre et le Nil, — étaient successivement exhumés de ce sol fertile de Rome, tous portant le même caractère et le même précepte ! Tous ces marbres ne semblaient sortir de leur tombe que pour témoigner en faveur de l’idéal conçu par Buonarroti. Cet idéal qu’il avait entrevu dans son David, qu’il avait rêvé dans son projet du mausolée, il va enfin le réaliser par un travail acharné de cinq ans dans la chapelle mystérieuse, son antre du Carmel, comme on l’a si bien appelée. Il y vivra comme Élie, et n’y aura pour interlocuteurs que les prophètes et les sibylles.


VI. — UNE VUE SUR LE « RINASCIMENTO. »

Il y avait peu de monde cet après-midi dans la Sixtine, et j’ai pu, sans être trop dérangé, repasser avec loisir les peintures de la voûte. Grâce aux relations déjà anciennes avec le custode, j’ai pu monter aussi tout en haut, sur la galerie qui longe les parois sous les fenêtres. On est très mal à l’aise sur ce balcon horriblement étroit ; encore ne voit-on de là que quelques parties seulement de l’œuvre immense : mais on les voit de près, en toute splendeur et terribilità. L’élévation du lieu, où ne pénètrent plus les conversations insipides d’en bas ; la solitude presque assurée (car rarement touriste affronte la fatigue de la montée) ; le jeu des rayons du soleil avec les couches de poussière et de toiles d’araignées qui forment comme une atmosphère vaporeuse et pailletée d’oraux figures apocalyptiques dont vous êtes entouré : tout cela produit une sensation indicible et ne laisse pas de vous plonger dans des rêveries étranges… Au bout d’un certain temps il m’a semblé que je me trouvai sur le fameux « pont » construit au mois d’août 1508 par les soins de Michel-Ange, pour l’installation de ses travaux. J’étais blotti dans un coin, haletant et osant à peine respirer : à quelques pas de là, le maître immortel pointait son carton sur un pan de mur fraîchement recouvert de chaux humide. Tout à coup, une ombre vint se dresser derrière l’artiste et, lui touchant l’épaule, s’exprima ainsi qu’il suit :