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des arts. Il s’arrête un moment dans le vestibolo rotondo et jouît au balcon de la vue incomparable sur la ville, le château d’Ange, les monts à l’horizon et la grande trouée de Praeneste. Dans le viridarium, il contemple longtemps l’Apollon et le Laocoon, auxquels son nom restera pour toujours attaché, et félicite le vieux Urbinate sur l’élégant arrangement de leurs cappellette. Au sortir de ce musée, unique au monde, il se dirige vers le jardin et se place sous le nicchione. Le vaste parallélogramme de verdure s’étend devant lui ; plus loin, en bas, le regard plonge dans le splendide amphithéâtre avec l’hémicycle au bout ; à gauche, la prodigieuse galerie d’arcades, qui de la cour de Saint-Damase va jusqu’au Belvédère, est presque finie, et tout fait espérer que la galerie correspondante de droite viendra bientôt fermer l’ensemble de ces constructions féeriques. Jules II est heureux : il jouit de ces « belles choses » comme les Italiens de son temps savaient seuls en jouir, et il pense à cette postérité qui ne pourra guère ne pas se souvenir de lui et de son œuvre. Tout à coup il se redresse, fixe sur maître Donato ses yeux perçans : « Et Saint-Pierre ? » demande-t-il d’une voix hésitante. À cette question, les deux vieillards baissent la tête, et un nuage passe sur leur front : ils savent bien qu’ils ne verront pas l’achèvement de l’immense basilique…

Mais non, je me trompe, et je prête gratuitement notre mélancolie et notre sentimentalité à ces Italiens du rinascimento qui ne connurent que la joie de vivre : vivre par les sensations et revivre par la gloire, par le renom qu’on laisse après soi ! .. À cette question sur Saint-Pierre, Bramante aura probablement fait un geste nonchalant en épicurien avisé, et le Rovere aura lancé un de ses gros jurons. Il jurait comme un lansquenet, le pontefice terribile, et jetait même sa béquille après les gens qui s’enfuyaient devant ses grands éclats de colère. Cela lui est arrivé positivement un jour avec Michel-Ange.


IX. — MIRABILIA (1509).

Le 31 décembre 1494, le roi Charles VIII de France entrait dans la ville éternelle à la tête de ses Suisses, de ses Gascons, et de ses nombreux gens d’armes « ayant chacun derrière son page et deux varlets. » Le roi très chrétien qui, déjà à quatorze ans, avait demandé qu’on lui fît venir un portrait de Rome, crut maintenant devoir gratifier à son tour d’un tel « portrait » ses amés et féaux sujets en France. Il expédia en plein hiver une feuille ayant pour titre les Merveilles de Rome, avec ordre de l’imprimer et de la