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raisons : le manque de grandes villes, la prédominance des intérêts agricoles, l’esprit ultra-conservateur surtout, qui empêchait les lettrés de sortir du cercle des chefs-d’œuvre classiques hérités d’Angleterre, leur faisant préférer ces fruits, d’une excellence reconnue, à tels sauvageons poussés auprès d’eux et dont l’âpreté pouvait rebuter les lecteurs fidèles de Milton, de Dryden, de Goldsmith et de Pope. M. Nelson Page ajoute, pour expliquer le peu de goût que l’art d’écrire parut inspirer à ses ancêtres, que l’ambition politique était chez eux presque générale, et qu’une merveilleuse facilité de parole les distingua toujours ; ils appliquaient des facultés qui eussent pu trouver un autre emploi à d’éternelles controverses sur le gros problème de l’esclavage, et on en était à étudier ce problème, en tenant péniblement « le loup par les oreilles, » quand la guerre éclata et brusqua les conclusions.

Des différences fondamentales d’origine furent la source du malentendu qui subsiste encore, jusqu’à un certain point, entre le Nord et le Sud. Les colonies anglaises du Nord avaient eu pour fondatrices des consciences, des âmes affamées de justice et de liberté, prêtes à sacrifier leurs intérêts au seul bien nécessaire. Si intolérans qu’aient pu se montrer par la suite les puritains parvenus à la sécurité, ils recherchèrent avant tout avantage matériel le droit de penser et de prier à leur guise ; ce droit, ils le poursuivirent par-delà les mers et se l’assurèrent au prix d’héroïques efforts. Tandis qu’ils n’obtenaient du gouvernement anglais que le genre de sympathie qui peut s’attacher à des révolutionnaires génans, dont l’émigration est un débarras pour leur patrie, les colonisateurs du Sud, partis au contraire dans un esprit de conquête, emportaient la haute approbation du roi et celle de l’église officielle. La couronne, en effet, espérait bien s’annexer les terres inconnues situées entre l’Eldorado espagnol et les possessions sans limites de son ennemie héréditaire, la France ; quant à l’Église, après avoir traité de schisme l’exil volontaire des mécontens qui cinglaient vers le Nord, elle n’hésitait pas à bénir, comme une espèce de mission chrétienne, l’émigration de tous ces hommes de bonne lignée qui allaient implanter au loin la foi religieuse de l’Angleterre, avec sa foi civile et politique. Le premier chargement de colons comprit quatre charpentiers et douze laboureurs, pour cinquante-quatre gentlemen ; il est vrai, d’après le témoignage du capitaine John Smith, que ces gentlemen abattaient plus d’arbres en un jour que des manœuvres ordinaires. Chacun fut forcé par les circonstances de faire preuve d’une vigueur physique tout autrement nécessaire que la plus belle des généalogies, mais, après avoir affirmé ses muscles, on n’en était que plus fier d’exhiber