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Procès sur procès, car le colonel, ayant perdu, fut si fort en colère qu’il réclama pour se venger, comme lui appartenant, un bout de terre situé sur la limite des deux plantations. La brouille était complète lorsque Marse Chan revint définitivement, ses études faites, avec toutes les manières d’un beau jeune homme, d’un gentleman du meilleur genre.

Tout va mal ; on cause déjà de la guerre ; on en causa deux ou trois ans d’avance ; le vieux maître est whig et naturellement Marse Chan n’a d’autre opinion que celle de son papa. Le colonel, au contraire, est démocrate ; il va partout prononcer des discours qui montrent que la sécession de la Virginie est nécessaire. Marse Chan se trouve, par ses convictions et son parti, entraîné à parler contre lui ; il est le plus fort, croyez-en Sam. Le colonel riposte par des injures, le traitant publiquement de traître et d’abolitioniste, puis il l’offense d’une façon bien plus grave en la personne de son père, et cela, Marse Chan ne peut le supporter. Il déclare au colonel que ses cheveux blancs seuls le mettent à l’abri d’un cartel ; le colonel, piqué, ne veut pas être trop vieux pour se battre, et la rencontre a lieu, une rencontre décrite avec des détails impayables par Sam, nécessairement mêlé à tout ce qui se passe. Le jeune maître lui dit auparavant qu’il a eu soin d’assurer son avenir et que, si bon lui semble, il pourra acheter Judy, la femme de chambre de miss Anne, qu’il courtise quelque peu. Hélas ! en ce moment l’esclave est plus heureux que le maître, car miss Anne n’appartiendra jamais à l’ennemi de son père, tandis que Judy deviendra la femme de Sam en échange d’une poignée de dollars !

Le duel a lieu, les deux adversaires sont l’un et l’autre de fort tireurs, cependant la balle du colonel ne fait que percer le chapeau de Marse Chan, qui, à son tour, tire en l’air et dit : « Tenez, je vous donne en cadeau à votre famille ! »

Ce sont là des paroles qui ne s’oublient pas. Jamais le colonel ne les pardonnera, et sa fille se montre vindicative autant que lui-même ; elle ne reconnaît plus son ancien ami ; elle passe auprès de lui sans le saluer, en affectant de dire bonjour à Sam. De mauvais procédés sont échangés sans relâche entre les deux maisons autrefois si unies, jusqu’à ce qu’elles deviennent étrangères l’une à l’autre, autant que si elles étaient séparées par une distance de cent lieues. Marse Chan ne peut s’y résigner ; il change, il maigrit, il n’est plus lui-même. Sur ces entrefaites, la guerre éclate et il est élu capitaine, mais il refuse ce grade parce que la Virginie ne s’est pas encore séparée ; dès que la sécession sera faite, il s’engagera tout simplement. Sam sera néanmoins autorisé à le suivre, s’il veut servir en outre le capitaine ; cela, peu lui importe, pourvu qu’il aille