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Rosemonde Delaunay, la mère que Madrilène n’a jamais connue, était apparemment une métisse et elle n’avait point de mari. Si endolorie qu’elle fût de cette honte, il dépendrait de la petite d’être moins misérable. Pour cela, elle n’aurait qu’à servir les locataires de Mme Laïs comme font les filles de celle-ci, promptes à porter le café dès le matin, à se charger du blanchissage, à prendre les ordres de ces messieurs. On ne peut souhaiter de plus accortes chambrières, aussi ne manquent-elles jamais d’argent de poche, d’habits ni de bijoux. Madrilène n’est en guenilles que parce qu’elle méprise le côté lucratif de la profession, fuyant également les messieurs blancs qui louent des chambres à Mme Laïs et les hommes jaunes qui rendent visite par la porte de derrière à elle et à son estimable famille.

Chambres garnies, ce mot inscrit sur une enseigne signifie bien des choses pour ceux qui connaissent les colonies : discrétion, liberté de mouvemens, dédain des références, services empressés de toute sorte. Les chambres, avec leurs rideaux de damas, leurs lits drapés de dentelles, leur armoire à glace, leur lavabo de fine porcelaine et les fleurs en papier de la cheminée, sont scrupuleusement propres et l’on a pour propriétaire complaisante, pour amie dévouée, pour garde-malade au besoin, Mme Laïs, cette grosse femme avenante dont les jupes empesées bruissent sur l’escalier lorsqu’elle descend à la rencontre d’un nouveau-venu, en gabrielle blanche surchargée de ruches d’où sortent des bras et un cou du plus beau jaune, avec une face blanchie par la poudre de riz, et des cheveux lissés au moyen d’une pommade française à l’héliotrope. Du premier coup d’œil, Mme Laïs devine ce que vaut le client qui se présente et elle décide aussitôt si elle a ou n’a pas d’appartement à lui offrir, ainsi que le prix de cet appartement. D’aucuns trouvent invariablement toutes les chambres prises ; à d’autres, la plus belle est toujours réservée ; c’est affaire d’appréciation, et le locataire, une fois entré, ne s’en va plus guère ; il suit même Mme Laïs dans ses déplacemens, car elle n’est pas toujours fidèle au même domicile. Il est enveloppé d’un réseau inextricable de petits soins, dorloté dans ses indispositions, et si d’aventure il meurt, on ne trouve rien derrière lui, ou bien, s’il laisse quelque chose, Mme Laïs produit un bout de testament qui étonne fort les héritiers légitimes et les réduit à la mendicité. Cependant, le mobilier reluit de plus en plus, les gabrielles ont des garnitures de plus en plus riches, les bijoux deviennent de plus en plus nombreux. Miss King a tracé de main de maître cette esquisse de la logeuse, un premier rôle de la vie créole ; c’est plaisir de la voir indiquer nettement, avec la virginale audace qui lui est