Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/695

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

assistait à une vente, nous apprend le Danois Bernard Keilh, qui avait vécu huit ans près de lui, dès la première mise à prix il faisait une enchère si élevée qu’il ne se présentait plus d’autre acquéreur ; et à ceux qui s’étonnaient de ce procédé, il répondait qu’il entendait ainsi relever sa profession. » — Incapable de résister à ses convoitises, quand l’argent lui manquait, il empruntait. Lui rentrait-il quelques fonds, il n’avait garde de s’en servir pour désintéresser ses créanciers ; il faisait de nouveaux achats et contractait de nouvelles dettes. Durant toute sa vie, il mangea son blé en herbe et fut mangé par des prêteurs sans scrupules.

Ce ne sont pas Saskia et ses bijoux qui l’ont ruiné ; son plus grand malheur fut d’acquérir, le 5 janvier 1639, dans le quartier juif, au prix de 13,000 florins, une maison de quelque apparence et fort spacieuse, construite dans le style de la renaissance italo-hollandaise, en briques et bandeaux de pierres alternées, dont le fronton triangulaire était orné d’une couronne. Il s’était promis de s’acquitter par des versemens successifs, prélevés sur ses gains annuels. Pure chimère ! Après avoir versé quelques acomptes, il s’en tint là, les intérêts s’accumulèrent, et ce fut le gouffre où s’engloutit sa fortune.

S’il est dangereux d’acheter une maison quand on n’est pas sûr de pouvoir la payer, il est plus dangereux encore de l’aimer si tendrement que le désir de la meubler et de l’embellir devient le premier souci de la vie. Saskia et sa maison, Rembrandt se plaisait à parer tout ce qu’il aimait. Il était le plus sédentaire, le moins répandu, le plus casanier des hommes ; il évitait les sociétés, fuyait les lieux de réunion, et son nom n’a jamais figuré sur les listes de la bourgeoisie, des Gildes des peintres et des membres de la garde civique. Il n’avait pas d’autre ambition que de rester chez lui et d’y travailler d’arrache-pied. « Quand il peignait, a dit Baldinucci, il n’aurait pas donné audience au plus grand souverain du monde, et celui-ci aurait été forcé d’attendre ou de repasser jusqu’à ce qu’il lui plût de le recevoir. »

Ce Hollandais, qui n’avait jamais vu que la Hollande, ni fait d’autre voyage que de se transporter de Leyde à Amsterdam, sentait, dans l’intérêt de son art comme dans celui de son bonheur, le besoin de transformer sa demeure en musée. Il s’était arrangé pour faire le tour du monde en faisant le tour de sa chambre, et sans sortir de sa case, en parcourant des yeux les murs de son grand salon, il pouvait dire comme le rat de la fable :


Voilà les Apennins, et voici le Caucase.


Étagères, boîtes de l’Inde en bois doré ou tressées en bambou, bibelots précieux, vases, coupes, porcelaines, costumes, animaux