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Hollande de ce temps réduisait l’art au portrait, elle voulait qu’on lui fît le sien ; mais Rembrandt, quelque portrait qu’il fît, faisait toujours du même coup le portrait de Rembrandt, et la Hollande n’y trouvait pas son compte.

Vondel l’appelait « le prince des ténèbres, » et lui reprochait « ses ombres factices, ses fantômes, son demi-jour. » Un de ses élèves, Nicolas Maes, devenu le portraitiste à la mode, s’était hâté d’oublier les leçons du maître et de renoncer à sa première manière « pour adopter ces couleurs claires et légères, cette manière plus fluide et plus lâchée, ces élégances apprêtées qui contentaient bien mieux sa riche clientèle. » — « Il manque à Rembrandt, disait Sandrart, d’avoir fréquenté l’Italie et les autres lieux où l’on apprend à connaître la théorie de l’art. » — Gérard de Lairesse, un de ceux qui l’avaient remplacé dans la faveur publique, dira plus tard : « Voulant peindre moelleux, il n’arrive guère qu’à exprimer la pourriture. Son esprit, dans un sujet, n’envisageait jamais que les côtés bourgeois et vulgaires, et avec son coloris jaune et roux, il a donné le funeste exemple de ces ombres si chaudes qu’elles semblent embrasées et de ces couleurs qui paraissent découler sur la toile ainsi que de la boue. » Lairesse convient toutefois que sa peinture n’était pas « absolument mauvaise, » et qu’il l’a autrefois imitée ; mais il ajoute « qu’il a abjuré son erreur et cette façon de peindre qui n’est fondée que sur des chimères. » Un des petits-neveux du grand homme, Wybrand de Geest, écrivait en 1702 : « Il y a peu de temps encore, l’ignorance des prétendus connaisseurs était telle à l’égard des œuvres si puissantes de l’audacieux Rembrandt, que pour six sous on pouvait acheter un de ses portraits. » Aujourd’hui nous les payons plus cher et depuis longtemps l’ingrate Hollande a réparé son crime.

Quelle autre destinée eut Rubens ! On ne peut imaginer un plus étonnant contraste. Je crois savoir que M. Emile Michel, content du succès de son premier livre, s’est engagé à écrire la biographie du peintre flamand. C’est une lourde tâche que personne ne pourrait remplir aussi bien que lui. Il fera honneur à sa signature ; il nous racontera l’existence éclatante et variée du maître d’Anvers, qui fut dans l’occasion un diplomate et un homme d’affaires en tout temps, ses constantes prospérités, « ce patronage exercé sur tous les artistes de son pays, cette exploitation régulière d’un talent sûr de lui, cette fortune princière acquise par le travail, accrue par l’ordre le plus vigilant, enfin cette mort en pleine gloire et la pompe de ces funérailles menées par tout un peuple. » Mais dans l’histoire de l’art, c’est une question de savoir s’il faut préférer les fous aux sages ou les sages aux fous.


G. VALBERT.