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Autour de ces quelques mots : Heureux ceux qui pleurent, plus sacrés et plus inviolables encore que les autres, parce que plus que les autres ils ont bouleversé le monde ; autour de cette petite phrase, une longue scène se développe : orphelins, veufs et veuves, mères en deuil, esclaves, penseurs que le doute assiège, l’humanité tout entière vient mettre en commun ses malheurs et ses plaintes. — La cinquième béatitude : Heureux les miséricordieux, se complique et s’encombre de récriminations contre l’injustice, d’appels à des héros vengeurs. Puis un ange du pardon intervient. — Les femmes païennes, les femmes juives et un quatuor de Pharisiens figurent dans la sixième béatitude : Heureux ceux qui ont le cœur pur. De plus en plus le texte sacré s’embarrasse et s’alourdit. Enfin voici Satan lui-même, et les tyrans, et la haine, et tout l’attirail de la guerre, afin que nous goûtions mieux ensuite les douceurs promises aux pacifiques. Et la huitième béatitude n’est pas moins diffuse que les autres, ni moins surchargée de hors-d’œuvre pieux. En vérité, Mme Colomb annonçait MM. Sylvestre et Morand et, sauf la mise en scène, le Nouveau-Testament est traité avec aussi peu de façons au Châtelet qu’au Vaudeville.

Il fallait bien, dira-t-on, allonger le sujet et le texte pour les mettre en musique. Non : il fallait plutôt ne mettre en musique ni ce texte, ni ce sujet. Rien n’est aussi peu musical, ou, si j’ose dire, musicable, que les béatitudes. Il est impossible à un compositeur d’exprimer, sans la plus fatigante monotonie, cette série de sentimens, ces huit états d’âme se ressemblant tous, et différant seulement par des nuances que la musique ne saurait distinguer. Entre les pauvres d’esprit, les doux, les miséricordieux, les purs, les pacifiques, la psychologie peut bien se reconnaître, mais non pas la musique. Et de fait ici, le Christ, énonçant les huit béatitudes, les énonce pareillement ; il leur donne le même accent et le même caractère.

Hélas ! le caractère de cette musique est précisément de n’en point avoir ; elle est surtout impersonnelle et inexpressive. Que veux-tu que je te dise ? grondait jadis Cherubini, parlant à un de ses élèves, dont il venait d’ouïr un opéra ; pendant trois heures tu ne m’as rien dit. — César Franck ne nous en dit pas davantage. Sur des mots comme ceux-ci pourtant : Heureux ceux qui pleurent, il y avait à dire. Mais non. En vain toutes les misères humaines se sont donné rendez-vous ici ; en vain tous les deuils, toutes les souffrances ont attendu que le génie vînt les comprendre, les consoler, et gémir, et pleurer avec elles et pour elles, le cri sublime n’a pas retenti, la larme n’a point été pleurée. Reine implacable, ô douleur, chante la foule. Mais son chant a quelque chose non pas tant de douloureux que de refrogné et de maussade. Et quand, de l’universelle plainte se détachent les plaintes solitaires, celle de l’épouse ou de l’époux, celle des enfans ou celle des mères, si Franck était le grand musicien que disent ses disciples, pour toutes