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Après une longue période au cours de laquelle on pouvait à peine prévoir si l’île de Bretagne ne finirait pas par devenir française, une nation nouvelle s’était formée au XIVe siècle, différente de ses ancêtres malgré les liens du sang, une nation toute jeune qui déjà se couvrait de gloire et arrêtait, comme par un choix délibéré, les traits définitifs de son caractère. Déjà elle a son parlement qui contrôle tout le pays et met en accusation les ministres et le roi lui-même. Elle est commerçante, industrieuse, pratique ; elle aspire, dès ce moment, à la domination des mers. Déjà, dans la salle capitulaire de l’abbaye où se réunissent les communes, on les a entendues réclamer pour les princes anglais le titre de « rois de la mer » (1372). Les gloires militaires ne leur font pas défaut, les gloires littéraires non plus ; ils ont tout un groupe de poètes que Chaucer domine de haut.

Chaucer appartient aux temps nouveaux ; sa biographie n’est guère moins caractéristique que son œuvre, car il ne décrit rien par ouï-dire ou par supposition ; il est lui-même acteur dans les scènes qu’il raconte ; il ne les rêve pas, il les voit. Son histoire est comme un reflet de celle de la nation. La nation s’enrichit par le commerce, et Chaucer, fils de commerçans, grandit parmi eux ; elle cesse d’aller étudier à Paris, et Chaucer n’y va pas ; elle fait la guerre en France, et Chaucer suit Edouard sur les routes militaires de notre pays. Elle met sa foi dans le parlement, et Chaucer en fait partie comme député du Kent ; elle s’intéresse aux choses de beauté, elle aime les arts et les veut riches et sourians ; Chaucer est conservateur des palais royaux et en surveille les embellissemens et l’entretien ; les monotonies saxonnes, les tristesses du lendemain d’Hastings sont oubliées et effacées ; l’Angleterre nouvelle sait rire et sourire aussi ; elle est la merry England aux explosions joyeuses et l’Angleterre des légendes, des complaintes et des Vierges attendries. L’Angleterre rieuse comme l’Angleterre souriante est tout entière dans les œuvres de son premier poète.


I

La vie de Chaucer remplit exactement la période qui nous occupe, où le peuple anglais acquit ses caractères définitifs ; il naquit sous Edouard III et vit la fin des Plantagenets ; il mourut peu après l’avènement d’Henri de Lancastre. À cette époque Pétrarque et Boccace étaient morts depuis longtemps, la France ne comptait aucun poète de nom, et Chaucer était sans comparaison le plus grand poète de l’Europe.

Sa famille appartenait à la bourgeoisie commerçante de la cité. Son père Jean Chaucer, son grand-père Richard, son oncle Thomas