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La ville elle-même était populeuse et affairée. Les rues dans lesquelles se passa l’enfance de Chaucer étaient resserrées, bordées de maisons aux étages avançant, avec des enseignes surplombant la chaussée, des appentis (pentys) barrant le passage et toute sorte d’encombremens contre lesquels protestaient en vain d’innombrables règlemens municipaux. La tête des cavaliers s’embarrassait dans les enseignes, et on prescrivait de faire les perches moins longues ; les mœurs étant violentes, on interdisait le port des armes, mais les honnêtes gens seuls se conformaient à la loi, ce qui facilitait la besogne des autres ; la propreté était médiocre ; les porcs couraient çà et là ; une ordonnance d’Edouard Ier avait inutilement prescrit qu’ils seraient tous tués, sauf ceux de l’hospice de Saint-Antoine qu’on reconnaîtrait à la sonnette pendue à leur cou : « Et qui porc voudra nourrir, le nourrisse dans sa maison. » Cette facilité fut même retirée un peu plus tard, tant les mœurs devenaient élégantes.

Dans cette ville laborieuse, parmi les marchands et les marins, prenant le goût des aventures et des histoires de pays lointain, écoutant son père décrire les belles choses qu’on voit à la cour, Geoffrey grandit, d’enfant devint jeune homme et, grâce aux relations de sa famille, fut nommé à dix-sept ans page d’Elisabeth, femme de Lionel, fils d’Edouard III. À son tour, et non pas comme marchand, il avait accès à la cour et en faisait partie. Il s’habille à la mode et dépense 7 shillings pour un manteau, des souliers et une culotte rouge et noire. En 1359, il prit part à l’expédition conduite en France par le roi. Il semblait que ce dût être pour notre pays le coup de grâce : le désastre de Poitiers n’était pas encore réparé, on était au lendemain de la Jacquerie, des émeutes parisiennes, de la trahison et de la mort de Marcel ; le roi de France était prisonnier à Londres, et le royaume avait pour chef un jeune homme de vingt-deux ans, frêle, savant, pieux, inhabile aux armes. On eût cru qu’il n’y avait qu’à prendre ; mais une fois de plus, on vit se vérifier le dire de Froissart : dans la fragile poitrine du dauphin battait le cœur d’un grand citoyen, et il parut à l’user que le royaume n’était pas « si déconfit qu’on y trouvât bien toujours à qui combattre. » La campagne ne fut heureuse ni pour Edouard, ni pour Chaucer ; le roi d’Angleterre n’eut que des échecs : échec devant Reims, échec devant Paris, et fut trop heureux de conclure la paix de Brétigny ; Chaucer fut capturé par les Français, et sa destinée eût été assez peu enviable si le roi n’avait payé sa rançon. Edouard versa 16 livres pour ravoir le page de sa bru. Chaque chose a son prix ; le même prince avait payé 50 livres un cheval du nom de Bayard et 70 un autre du nom de Labryt, qui était gris pommelé.