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préparée fait que, le moment venu, sa réalisation a paru aux regards complète, presque subite ; hier encore les auteurs de langue anglaise en étaient aux bégaiemens, aujourd’hui ils ne se contentent plus de parler, ils chantent.

Sous sa forme demi-épique, le Troïlus se rattache à l’art du roman et à l’art du drame, au développement desquels l’Angleterre devait si puissamment contribuer. C’est déjà le roman et le drame à l’anglaise, où le tragique et le comique sont mêlés, où l’héroïque et le trivial vont côte à côte, comme dans la vie, où la nourrice de Juliette interrompt les amoureux penchés sur le balcon des Capulets, où les princesses n’ont pas de confidentes, reproductions réduites de leurs propres personnes, inventées pour leur donner la réplique ; où les sentimens sont examinés de près, d’un esprit attentif, ami de la psychologie expérimentale, et où néanmoins, bien loin de s’en tenir à de subtiles dissertations, tout ce qui est fait matériel est nettement exposé, en bonne lumière, sous nos yeux, et non pas simplement raconté. La scène n’a pas de coulisses où se passe la partie la plus vivante du drame ; les héros ne sont pas de purs esprits et ne sont pas non plus de pures images ; nous sommes aussi loin des miniatures coloriées des derniers trouvères que des romans héroïques de La Calprenède ; les personnages ont des muscles, des os et des nerfs et en même temps une âme et un cœur ; ce sont des hommes complets ; la date du Troïlus est une grande date dans la littérature anglaise.

Le livre, comme le recueil poétique de Froissart, traite « d’amour. » Il raconte comment Cressida, fille de Calchas, demeurée dans Troie, pendant que son père retournait au camp des Grecs, aime le beau chevalier Troïlus, fils de Priam. Rendue aux Grecs, elle oublie Troïlus, qui se fait tuer.

Comment cette jeune femme, aussi vertueuse que belle, aima-t-elle ce jeune homme qu’au début du roman elle ne connaissait pas ? Quelles circonstances extérieures les rapprochèrent et quels mouvemens de l’âme les firent passer de l’indifférence à la crainte, puis à l’amour ? Les deux ordres d’idées sont exposés parallèlement par Chaucer, ce rêveur qui avait tant vécu de la vie réelle, cet homme d’action qui avait tant rêvé.

Troïlus dédaignait l’amour et se moquait des amoureux, un jour il aperçoit Cressida au temple, et c’en est fait de lui ; il ne peut détacher ses regards d’elle ; le vent d’amour a passé, toute sa force a disparu ; sa fierté s’est effeuillée comme s’effeuille une rose. Il a peine à respirer tant son émotion est grande, il boit à longs traits un invincible poison. Loin d’elle son imagination achève ce qu’avait commencé la réalité ; assis sur le pied de son