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Avec mille précautions, et tout en restant dans la vulgarité de son rôle, Pandare ramène le sérieux sur le front de la rieuse Cressida, s’arrange pour qu’incidemment elle fasse l’éloge de Troïlus avant même qu’il l’ait nommé ; il mêle à ses frivolités des choses graves et de sages conseils pratiques, en bon oncle, pour mieux inspirer confiance, puis il se lève pour partir avant d’avoir dit ce qui l’amène. Voilà Cressida piquée au jeu, et d’autant plus que la réticence n’est pas habituelle à Pandare ; sa curiosité, irritée de strophe en strophe, devient de l’inquiétude, presque de l’angoisse ; car Cressida a beau être du XIVe siècle, et la première d’une longue lignée d’héroïnes de roman, déjà paraît avec elle la « femme nerveuse ; » elle tressaille au moindre rien, elle est « l’être le plus impressionnable qui soit » (the ferfullest wight that might be) ; l’état même de l’atmosphère agit sur elle. Qu’y a-t-il donc ? — Oh ! seulement ceci : « Le fils du roi, le bon, le sage, le valeureux, le brillant et noble Troïlus, dont chaque action est un exploit, — vous aime, — et si vous n’y mettez pas ordre, il en peut mourir, — voilà tout ! » La conversation continue, de plus en plus habile de la part de Pandare ; son ami demande si peu : faites-lui moins mauvais visage, et ce sera assez. Mais là paraît l’art de Chaucer dans ce qu’il a de plus raffiné ; les ruses de Pandare, poussées aussi loin que son caractère le permet, eussent pu suffire pour amener une simple Cressida de roman à céder ; mais c’eût été jeu trop facile pour un maître déjà si sûr de ses moyens. Il fait dire à Pandare un mot de trop ; Cressida le démasque sur-le-champ, lui fait avouer qu’en demandant moins il souhaitait plus pour son ami, et la voilà rougissante et indignée. Chaucer ne veut pas qu’elle cède par l’effet de discours et de descriptions ; toutes les habiletés de Pandare ne sont là que pour mieux faire apprécier le lent travail intérieur qui s’accomplit au cœur de Cressida ; l’oncle aura suffi à la troubler ; voilà tout, et c’est à vrai dire quelque chose. Elle n’éprouve pour Troïlus aucun sentiment défini, mais il lui reste de la curiosité. Et tandis qu’elle en est là, l’entretien durant encore, voici de grandes clameurs, la foule se précipite, les balcons se remplissent, des chants éclatent : c’est le retour, après une sortie victorieuse, d’un des héros qui défendent Troie. Ce héros est Troïlus, et c’est au milieu de ce décor triomphal que la jolie, fragile, rieuse, tendre Cressida aperçoit pour la première fois son royal amant.

À son tour elle rêve, elle médite, elle raisonne. Elle n’est pas encore prisonnière d’amour comme Troïlus. Chaucer ne va pas si vite. Elle conserve son regard lucide ; l’imagination et les sens n’ont pas encore pu faire leur œuvre et dresser devant elle ce fantôme