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plus fort « qu’elle était un peu sourde. » Il y avait l’hôte jovial, Harry Bailey, habitué à gouverner et à commander, à dominer de sa voix de cuivre le tumulte de la table commune. Il y a aussi un personnage à l’air pensif et bon, qui parle peu, mais observe tout et qui va rendre immortelles les plus insignifiantes paroles prononcées, hurlées, grognées ou murmurées par ses compagnons d’un jour, c’est Chaucer lui-même. Avec ses coureurs d’aventures, ses riches marchands, ses clercs d’Oxford, ses députés au parlement, ses ouvriers, ses laboureurs, ses saints, son grand poète, c’est bien toute la nouvelle Angleterre, joyeuse, bruissante, épanouie, toute jeune et toute vivante qui s’assoit en ce soir d’avril à la table « du Tabart, près de la Cloche. » Où sont maintenant les Anglo-Saxons ? Mais où sont les neiges d’antan ? L’avril est venu.

Les personnages de roman, les statues des cathédrales, les figures de missels, avaient été jusqu’ici grêles, ou minces, ou gauches, ou raides ; ceux surtout que des Anglais avaient produits. Par l’un ou par l’autre de ces défauts, ces représentations s’écartaient de la nature. Voici à présent dans un livre anglais une foule d’êtres vivans, pris sur le lait, aux mouvemens souples, aux types variés comme dans la vie, représentés au naturel, dans leurs sentimens et dans leur costume, si bien qu’on croit les voir et que, lorsqu’on les quitte, ce n’est pas pour les oublier ; les connaissances faites « au Tabart, près de la Cloche, » ne sont pas de celles qui s’effacent du souvenir ; elles durent toute la vie.

Rien de ce qui peut servir à accrocher, à ancrer dans notre mémoire la vision de ces personnages n’est omis. Un demi-vers qui dévoile le trait saillant de leur caractère devient inoubliable ; leur posture, leurs gestes, leur costume, leurs verrues, le son de leur voix, leurs défauts de prononciation (somwhat he lipsed, for wantonnesse), leurs tics, la figure rouge de l’hôte et jaune du bailli, leurs élégances, leurs flèches à plumes de paon, leurs cornemuses, rien n’est omis. Leurs chevaux et la manière dont on les monte sont décrits ; Chaucer regarde même dans le sac de ses personnages et dit ce qu’il y trouve.

La nouvelle Angleterre a donc son Froissart, qui va conter des apertises d’armes et des histoires d’amour aux couleurs éclatantes et nous promener deçà, delà par les villes et par les chemins, prêtant l’oreille à tout récit, observant, notant, racontant ? Ce jeune pays a Froissart et mieux que Froissart. Les peintures sont aussi vives et aussi claires, mais deux grandes différences distinguent les unes des autres : l’humour et la sympathie. Déjà, chez Chaucer, l’humour existe ; ses malices pénètrent plus profondément que les malices françaises ; il ne va pas jusqu’aux blessures, mais il fait