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est morne. L’hôtel est vide ; les touristes sont aux sources. Il faut prendre un cheval et explorer les environs.

Le départ pour Cinnabar des touristes qui ont terminé la visite est particulièrement touchant. On sort de table, le déjeuner a été bruyant. Ceux qui reviennent content ce qu’ils ont vu à ceux qui iront voir demain. Tous les hôtes de la maison sont dans le hall et dans la galerie, les uns parce qu’ils vont partir ; les autres parce qu’ils accompagnent jusqu’au marchepied leurs amis d’un jour ; les derniers, pour assister aux adieux. Pendant une heure, l’hôtel présente l’effervescence d’une ruche ; ce sont des porteurs de malles, des voyageurs enveloppés de fourrures, des groupes animés où l’on a regret de se quitter, quand on se connaît à peine. Moi-même, j’accompagne de nouveaux amis de la Nouvelle-Orléans, et l’on se promet, par une sorte d’habitude des adieux, de « se revoir ! » Quand ? Jamais, sans doute ! Sur la place, les mail-coachs à six chevaux se remplissent. Les conducteurs sont sur leur siège, vêtus de cuir jaune à aiguillettes, comme Harpagon, coiffés d’un large feutre de cowboy, gantés de gros gants à crispins, le pied sur le frein, qui est une barre de bois. Good bye ! Good bye ! Quelques jeunes gens et misses partent en avant, à cheval… Déjà les dernières voitures disparaissent au tournant de la gorge. La grande place si bruyante demeure vide et silencieuse. Nous restons sur la terrasse sans rien dire. Les départs sont tristes, même quand on ne connaît pas ceux qui partent. Derrière la grosse montagne violette, ils ont disparu, pour aller où ? Vers l’inconnu, tout là-bas, vers Cinnabar, Saint-Paul, New-York, la Nouvelle Orléans, l’Europe. C’est une dispersion, et les récens amis viennent de se quitter pour toujours. Ces disparitions sont tristes comme la mort, et elles en diffèrent à peine, puisqu’on ne se reverra plus !

Le pays, aux alentours, est accidenté, propre aux longues promenades. Une après-midi, j’étais sur le versant opposé au Mammouth, où les chevaux de l’hôtel paissent en liberté avec une clochette, comme chez nous les vaches. Devant la case d’un des cowboys, dormaient deux petits ours, si moelleux, si paresseusement enfouis dans leur belle fourrure, si câlins et si doux, qu’ils semblaient solliciter et provoquer les caresses. Je m’arrêtai à considérer ce groupe gracieux, ces enfans velus dormant d’un innocent sommeil, dans les pattes l’un de l’autre. Ils m’en voulurent sans doute de n’être pas habillé de cuir et de n’avoir pas le même chapeau que leur maître, car le plus gros fit un bond avec ce grondement dont parle Virgile, graviter frendens, et il allongea sa grosse grille qui s’abattit sur le sol à un doigt de moi ; les ongles