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retombe, et rien ne sort plus. L’eau tumultueusement agitée redevient calme. Les vapeurs se dissipent, s’élèvent, s’éparpillent, se déchirent, flottent en flocons épars sous la voûte céleste ; les astres apparaissent ; la lune, dégagée, cerne d’un liséré lumineux les nuées cotonneuses. Quelque temps encore, des bruits sourds sont répercutés par l’orifice : on dirait les derniers grondemens d’un monstre qui se soulève avant de mourir. Puis, brusquement, tout bruit cesse. L’eau de la vasque a repris son inaltérable limpidité. Les alentours sont inondés d’eau chaude qui fume et se refroidit un peu plus loin, avant de s’égoutter dans le marécage qui borde la colline. On n’entend plus alors que les clapots et les halètemens des autres geysers, dont les voix avaient été couvertes par la grande clameur du géant.

Il est onze heures du soir. La nuit est claire, l’air a une limpidité surprenante. Il fait froid. Je grelotte sous ma couverture auprès de cette nappe d’eau bouillante. Une orfraie plane sur le bois de sapins et, dans les courbes de son vol, s’aventure au-dessus du plateau maudit, qu’elle fuit aussitôt, avec un long cri lugubre. C’est un spectacle grandiose de désolation et de sauvagerie. Pas un insecte, pas une bête, pas une herbe n’interrompt la monotonie funèbre de cette énorme plaque blanche, qui suinte et qui fume. Ce paysage est plus affreux, plus grandiose, plus saisissant que le désert lui-même. Les steppes de la Tunisie donnent l’impression d’un abandon qui n’est pas sans espoir. On les a jadis habitées ; l’industrie humaine saura les rendre habitables. Ici, c’est le ravage, la dévastation sans recours, et à perte de vue. Avant l’invasion des touristes, cette région n’a jamais eu d’habitans autres que les Indiens poursuivis ou perdus. Les tribus fuyaient ce sol damné, où l’haleine des geysers leur représentait le souffle des esprits mauvais. Une terreur superstitieuse et religieuse a toujours préservé ces parages de la profanation. À cette heure tardive, les feux sont éteints dans les baraquemens de l’hôtel ; bêtes et gens dorment ; le pays a repris l’aspect et le silence qu’il gardait autrefois depuis la création du monde ; et, tout en errant sur ce terrain perfide où seules se font entendre les bouches des cratères, il me semble que je vis en dehors des temps et des civilisations humaines, comme une infime créature jetée là par le vent pour que la nature l’écrase de sa puissance, l’étonné par ses merveilles, la ravisse par ses terribles splendeurs.

Les geysers abondent tout le long de la Firehole. En quittant le bassin Inférieur, il faut traverser des marais gluans et mous d’eau refroidie. Tout le pays fume, glousse, répand des exhalaisons chaudes de barèges. Entre les deux grands groupes, on rencontre un pays extraordinaire, le demi-arpent d’Enfer (Hell’shalf-acre). La