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montent du fond. J’y jette une pierre, un débris calcaire, il n’y en a pas d’autres. Elle tournoie, s’enfonce doucement, perd tout à coup sa couleur foncée, devient d’un blanc éblouissant qui tourne au vert pâle à mesure qu’elle s’éloigne ; bientôt la voilà toute verte et l’on dirait une grosse émeraude qui tombe lentement dans le gouffre.

Les soirées sont belles sur ce plateau dévasté. Le soleil disparaît derrière la cime des grands arbres. L’air est vif, les touristes attardés entre les geysers semblent des ascensionnistes échelonnés sur un glacier éclatant de blancheur. Les cratères prennent l’aspect de grands édifices embrasés. Le ciel est rose, comme en Norvège. Le Château-Fort semble un gros castel en ruines, en proie à un incendie qui fumerait sans flammes. Chacun connaît, nomme, vante son geyser préféré. Le geyser, dans cette solitude, devient une personnalité autour de laquelle se concentre tout l’intérêt. Les guides content ses prouesses, ses infidélités, ses excentricités, ses habitudes. À l’horizon, des cavaliers reviennent d’excursion, leurs ombres s’allongent et dansent sur la plaine de neige. Le soir tombe, le froid augmente. On rentre, on fait cercle autour du poêle rouge dans l’unique pièce du bas, meublée par le bureau du gérant, la table des cigares et celle du télégraphe. Puis les rangs s’éclaircissent ; les hôtes se lèvent ; chacun prend sur le comptoir une des petites lampes à pétrole que le garçon vient d’allumer ; on passe à la fontaine d’ice water pour boire une gorgée d’eau fraîche. Les derniers causeurs se quittent à leur tour ; les marches de bois blanc crient sous leurs pas ; puis tout se tait, et l’on n’entend plus que les ronflemens épars à travers les cloisons de lattes doublées de papier gris.


III

À Thumb, à une demi-journée du Vieux-Fidèle, on découvre le lac Yellowstone, après une route accidentée qui longe la rivière Madison et sa belle cascade en plan incliné, Kepler cascades. Puis, elle passe au-dessus d’un profond ravin : le pont est un tablier, posant sur deux colonnes de troncs entassés, qui s’appuient au fond de la crevasse. Au faîte de la chaîne, un petit lac, tout couvert de nénuphars, est à la limite du partage des eaux ; il s’épanche par ses deux pointes vers deux directions opposées, et envoie ses eaux d’un côté vers l’Atlantique, de l’autre, vers le Pacifique.

La baie de Thumb, sur le lac, est curieuse avec ses rives ravagées par les sources chaudes, les bassins de boue, les rigoles rouges. avec son sol de marbre laiteux qui rehausse le bleu du lac et l’azur