Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/889

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

considérables. L’air du pays est très sec : il suffit de caresser la nuit une peau de bête pour qu’il s’en échappe des étincelles électriques. Les feux de camp sont la plaie de la région. Des prairies entières prennent leu et communiquent l’incendie aux forêts, qui se consument sans flammes, et toute protection est impossible. Il n’est pas rare de longer durant des kilomètres des versans désolés où les troncs calcinés se dressent comme des pieux rayant le terrain noir. Derrière le Mammouth, toute la montagne a brûlé de la sorte et présente aujourd’hui le plus navrant spectacle de désolation. On l’appelle le mont Sépulcre : les noms sont quelquefois des horoscopes.

Du Lake Hôtel au Grand-Canon, la route traverse tantôt des forêts, tantôt des plaines jaunies, jusqu’à la vallée large et joyeuse de la Yellowstone river (Rivière de la pierre jaune). En chemin, il n’y a guère à noter que le mud geyser et le sulphur mountain.

Le mud geyser (geyser de boue), situé au bord de la rivière, est une profonde cuvette en cailloutis granulé, accolée au flanc de la montagne qui s’entrouvre sur elle par une entaille en forme de portail gothique à ogive ; mais comme si la marée de la boue avait envahi et submergé les montans de l’arcade, les branches de l’ogive sont engagées, enfoncées sous terre, ne laissant plus au-dessus du niveau du sol qu’un soupirail bas et étroit. Le fond de la cuvette est de la boue séchée, qui a une couleur d’acier. Sous le portail, fume et gronde un flot de boue liquide qui se démène avec de furieux remous. L’agitation du sous-sol se répercute à travers l’obscur corridor en détonations semblables à des coups de canon, comme si une armée de gnomes et de goules pétrissait sous terre le mortier d’une cathédrale, dont ils auraient achevé le portail du parvis.

On ne ramasse pas, on ne dérange pas les arbres morts, dans ce pays où il faut pratiquer le culte de la sauvagerie. Les sapins, les chênes tombent de vétusté ; leurs cadavres demeurent quelque temps inclinés sur les troncs voisins ; puis ils glissent, roulent et encombrent de leurs masses inextricables les pentes qui longent la route. De longues tiges de pins dénudés jonchent et quadrillent le sol, comme si quelque géant eût abandonné là une partie de bâtonnets. Pourquoi se sont-ils arrêtés dans leur descente ? Chi lo sa ? Si une pierre se dérangeait, l’arbre continuerait à glisser et viendrait trouer la voiture au passage.

Vers midi, le cocher nous arrête devant un cône isolé que baigne une source brûlante : c’est une montagne de soufre, tout étincelante au soleil de tons jaunes et roses. L’eau du bassin est portée à une température fort élevée ; il est impossible d’y puiser. Le sol