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région fabuleuse, le moyen d’enrichir le trésor et de charmer les peuples. Les merveilles de la nature font les affaires des finances humaines. Ici, la même piste guide la course à l’idéal et la chasse aux dollars. Mais il faut admirer l’ingéniosité, la nouveauté des procédés dans cette importante spéculation. Nous avons en Europe des pays qui font argent de leurs sites pittoresques, et qui font promener par les villes des affiches illustrées, figurant les glaciers de la Suisse ou les fjords de Hammerfest. L’idéal des entrepreneurs est alors de faciliter le voyage, de capitonner les hôtels, de mettre des coussins sous les pieds des voyageuses, de poser des rampes protectrices au bord des précipices : on vend des flacons de vin de Champagne à la pointe du Cap-Nord ! Les Américains ont compris qu’ils ne plairaient pas à l’esprit aventureux de leur race par tant de raffinemens, et ils ont inauguré un système opposé. Ils ont renoncé à l’ancienne mode du vieux continent, qui est, comme on dit, de « truquer » la nature : ils l’ont livrée à elle-même : ils ont écarté la main de l’homme ; ils ont conçu et exécuté le projet de réserver sur leur territoire un carré de terrain, le plus pittoresque, qui reproduirait et perpétuerait l’aspect d’un pays sauvage, inculte, primitif, où la seule nature apparaît sans voiles et sans artifices. Traverser le Parc-National, c’est voyager à la fois à travers l’espace.et à travers le temps, c’est reculer aux âges les plus lointains, c’est retourner à la barbarie primitive, à laquelle la civilisation vient ajouter le juste tempérament qui la rend supportable et amusante. Le charme est puissant, irrésistible. Les registres de l’hôtel sont couverts de regrets au départ, et de formules exaltées, par lesquelles les touristes des cinq parties du monde ont exprimé leur admiration et leur émotion dans toutes les langues de la terre, excepté en français. Au moment où beaucoup de nos compatriotes vont traverser l’Océan, c’était un utile conseil à leur donner que celui d’aller contresigner le registre du Mammouth.


D’autres vont maintenant passer où nous passâmes !


Ils retrouveront là-bas le souvenir comme le sujet de nos enthousiasmes : heureux et privilégiés, ceux qui partent pour le beau pays, le Wonderland, où la grâce côtoie l’horrible, où le réel est pétri d’invraisemblance, où la nature déconcerte l’homme ; région satanique et surnaturelle, que chanteront les poètes ; tout ensemble terre d’élection et de malédiction, où l’enfer touche au ciel.


Léo Claretie.