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domination, enfin utiliser pour le mieux ce mélange de terre et d’eau salée qui paraît le vrai domaine de l’homme civilisé. Ainsi firent les anciens dans leurs premières ébauches. Les confédérations de villes semblaient se former d’elles-mêmes dans les sites les plus avantageux. La civilisation naissante se mariait aux accidens du sol. Les embouchures des fleuves, les baies profondes et bien abritées, les caps, nids d’oiseaux de proie qui dominent la mer, florissaient en forme de cités, de ports et de citadelles. Peu à peu, les côtes se couvrirent d’une végétation de temples et de palais, de remparts cyclopéens ou de blanches colonnades. Les petites patries grandirent autour des statues de leurs dieux, laissant, il est vrai, derrière elles d’immenses espaces vides dans l’intérieur des terres mal explorées, de sorte que le monde antique ressemble à la façade magnifique d’un édifice inachevé.

Notre Europe moderne s’est bâtie sur un tout autre plan. Ses premiers constructeurs étaient profondément imbus de l’esprit continental, et pendant des siècles ils ont tourné le dos à la mer, Pour peupler ces vastes contrées que les anciens n’avaient fait qu’effleurer, il a fallu sans doute jeter dans le moule européen un métal plus solide et plus résistant. Il a fallu que des peuplades sauvages vinssent tour à tour s’asseoir sur ces terres longtemps incultes, et que leurs yeux, accoutumés aux horizons monotones de la plaine, n’eussent pas besoin, pour vivre, du spectacle changeant de la mer. Il a fallu former ainsi lentement des générations d’agriculteurs satisfaits de la glèbe et des générations de guerriers qui mettaient le bonheur suprême dans le gouvernement absolu de quelques lieues carrées. À travers ces luttes obscures, les États modernes ont été construits pièce à pièce. Il n’en est pas un, de la Baltique à Gibraltar, et de la Tamise à la Neva, qui ne sorte d’un donjon féodal, comme le chêne sort du gland ; et l’on peut dire que jamais artisans d’une grande œuvre n’ont eu moins conscience de ce qu’ils faisaient. Leur horizon, c’est la plaine et le fleuve que surplombent leurs créneaux. Ils sont épris de la terre comme un paysan de nos jours ; ils s’arrondissent par les armes ou par la chicane ; ils ajoutent la colline à la colline, se poussent, s’étendent, mais à la manière des taupes, en aveugles, qui creusent leur galerie d’un monticule à l’autre. Enfin, ils atteignent la mer ! Vont-ils pousser le cri de délivrance des dix mille Grecs retrouvant l’Hellespont ? La mer ! c’est-à-dire le mouvement, l’aisance et la liberté ! Nullement : ils en ont peur. Sauf quelques hardis pirates qui l’écument depuis des siècles, tous ces barons la regardent, sans la voir, de leurs gros yeux pleins de rêve. Il leur faudra d’autres siècles encore pour apprendre à s’en servir. Les électeurs