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l’enfant royal, les bonnes fées étendent leur baguette : il sera riche, il sera puissant ! Mais une méchante fée, qui n’est pas invitée, glisse un don fatal au fond de la corbeille. Ce mauvais sort, pour nous, c’est la frontière béante, qui a été tour à tour une menace et une tentation. Nous n’avons pu admettre cette trahison de notre étoile, et pendant des siècles, nous avons poursuivi le mirage des « frontières naturelles. »

Que de sang répandu sur ces champs de la Gaule belgique ou dans ces plaines allemandes ! Que de souffrances, que de gloire et que de revers ! Quelle obstination de notre brillante noblesse à dépenser toute sa valeur sur ce théâtre où la guerre recommençait à chaque printemps ! Quelle patience dans le peuple, qui comprend cette guerre-là mieux que les autres ! Dès le XVIe siècle, lorsque Henri II, abandonnant définitivement l’Italie, combat l’Espagne sur la frontière du Nord, la nation tout entière s’émeut, et Rabelais n’est que son fidèle écho, quand il s’écrie : « Désormais sera France superbement bornée ! » C’est en effet le rêve de Jacques Bonhomme. Mais où s’arrêter ? quel sera le rempart définitif ? Sera-ce cette chaîne de collines boisées ? cette rivière aux bords attrayans ? ou bien ce fleuve, père des villes ? Un grand fleuve pour frontière ! Comme si ces routes qui marchent ne mêlaient pas les peuples, au lieu de les limiter ; comme si les fleuves n’étaient pas faits pour être franchis par des troupes empanachées, tandis que les poètes de cour embouchent leurs trompettes !

Je ne crois pas cependant que tant d’efforts aient été dépensés en pure perte. Ce combat sans cesse renaissant nous a valu un degré de consistance et de cohésion que l’Espagne ou les Iles Britanniques n’ont jamais connu. C’est le métal, cent fois reforgé, qui durcit et se tasse sous le marteau. On s’est bien aperçu de la force de la soudure, chaque fois qu’on a essayé de briser cette unité lentement conquise. À considérer le fond des choses, cette mauvaise frontière, ce don fatal, pourrait bien être un bienfait déguisé, un aiguillon dont la Providence se sert pour éveiller notre mollesse. Il y a, sous notre beau ciel, des souffles dissolvans : douceur de vivre, bien-être, insouciance légère, esprit casanier. Mieux défendus par la nature, logés dans quelque Atlantide, aurions-nous accompli tant de grandes choses et gardé notre élasticité dans les revers ? Sans les marches de Lorraine, aurions-nous Jeanne d’Arc ?

Mais l’âge de l’instinct est passé pour nous. Désormais, nous devons savoir ce que nous voulons et ne rien prétendre au-delà. Nous devons surtout nous défaire du préjugé de la « frontière-obstacle. » Est-il au monde une meilleure barrière que les