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et du poids des impôts, mêlant, avec leur génie propre, les traditions de notre race, cultivant nos arts ou notre langue, faisant des expériences à leurs risques et périls, mais prouvant au monde que l’âme de la France déborde au-delà des frontières et plane au-dessus de la fortune des batailles. Ces petits États sont une protestation vivante contre la conquête brutale. Souhaitons qu’il y en ait davantage !

Mais quand le repos nous fuirait éternellement, quand le manque d’une bonne frontière, ou naturelle, ou politique, nous commanderait de rester sous les armes devant l’Europe menaçante, il n’en résulte pas que notre essor en dût être arrêté. Cette conception tient trop de la mécanique : elle méconnaît la loi des corps vivans et principalement des nations, dont le privilège est de déployer leur activité dans tous les sens, et de se montrer d’autant plus audacieuses dans leurs entreprises qu’elles sont plus vigilantes sur la défensive. Quel peuple jouit aujourd’hui d’une sécurité plus profonde que l’Espagne ? Cependant, l’heure de son expansion maritime est passée. C’est au XVIe siècle, lorsque ses princes avaient toute l’Europe sur les bras, faisaient face de tous les côtés, contre les protestans, contre le roi de France, contre le Grand-Turc, qu’elle trouvait encore le temps d’achever cet empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. — Justement, direz-vous : cette dispersion de ces forces l’a épuisée. — Prenons donc un autre exemple, celui de l’Angleterre, auquel il faut toujours revenir. C’est une erreur de croire qu’elle ait profité de son isolement pour oublier l’Europe et diriger tous ses efforts vers la mer. Il n’est pas de puissance qui ait tenu plus constamment la main dans les affaires du continent, ni veillé avec un soin plus jaloux sur l’équilibre des États, ni montré plus de vigilance à former des ligues ou à les défaire ; et l’on se demande ce qu’elle aurait fait de plus, si elle avait eu sa frontière à défendre. — Sagesse facile, dit-on, que de brouiller le jeu de ses rivaux, quand on est retranché derrière un rempart inexpugnable ! — Mais s’est-elle endormie derrière ce rempart ? N’a-t-elle pas versé son sang sur nos champs de bataille ? Bien plus : le moment décisif dans l’histoire de sa grandeur maritime, un instant ébranlée par la perte de l’Amérique, ce sont ces vingt années de lutte pendant lesquelles elle s’oppose de toutes ses forces au progrès de la révolution française, puis, seule au milieu de l’Europe abattue, tient tête à la fortune de Napoléon. Ces insulaires se sont montrés plus fermes que la Prusse ou que l’Autriche elle-même dans la défense des libertés du continent. Qu’ils fussent soutenus, si l’on veut, par la jalousie, qu’ils aient profité de nos revers pour remanier le monde