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demander, dans un coin solitaire de l’Asie-Mineure, l’hospitalité, plus que douteuse, d’un campement de Tartares, à accepter, enfin, avec empressement une invitation à un tea-party de gipsies, à Barcelone, dont on lira plus loin le récit dans une page inédite.

Ors’ Anton, le héros de Colomba et son amoureuse anglaise, nous intéressent peu. La poétique de 1840 voulait que les amoureux n’eussent pas de caractère. En revanche, nos pères et nos grands-pères étaient très exigeans en ce qui touche certaines qualités dont nous sommes en train de faire des défauts : ordonnance du récit, proportion des parties, logique des situations, identité des caractères, choix des détails, politesse et fini du style. Ils appréciaient la netteté quasi-chirurgicale avec laquelle une action était découpée dans la vie réelle, de façon à former, du début au dénoûment, un tout isolé, compact, complet : non pas un morceau de vie, mais une vie à part, un organisme indépendant. À ce point de vue, la vieille critique n’avait rien à reprocher à Colomba.

Pendant que Mérimée fait ses tournées officielles, c’est le moment de nous demander s’il a été un bon inspecteur de monumens, un bon juge des artistes et des questions d’art. D’abord, il possédait la qualité sans laquelle toutes les autres eussent été vaines : la conscience. Il apportait aux choses de son métier le même soin méticuleux qu’aux choses de son goût, particulièrement attentif lorsque des intérêts personnels étaient en jeu et toujours désireux d’être impartial et juste : je dis seulement désireux.

Ce qui le servait grandement, c’étaient ses dispositions naturelles et son éducation première. Il dessinait partout et toujours : c’était un passe-temps et une attitude, presque un besoin. Il semait ses lettres de croquis et d’hiéroglyphes : à l’inconnue, il envoyait la silhouette et le chapeau d’une Allemande rencontrée sur le Rhin en bateau à vapeur. Dans une lettre à Mme de Montijo, il parlait de « la position élevée à laquelle ne pouvait manquer d’arriver M. le duc de la Victoire, » et il accompagnait cette prophétie d’un dessin expressif, représentant Espartero, qui se balançait à une très haute potence. La correspondance avec Requien, déposée au Musée d’Avignon, est couverte, également, d’illustrations curieuses. J.-B. Rathery, l’aimable et savant bibliothécaire, siégeant un jour à une commission à côté de Mérimée, ramassa avec la permission de son voisin une grande composition dans le goût des prix de Rome d’il y a soixante ou quatre-vingts ans : Dumollard, l’assassin des bonnes, poursuivi par les ombres de ses victimes. Il a illustré, assez agréablement, l’exemplaire manuscrit de la Chambre bleue qu’il offrit à l’impératrice. Il recommença à plusieurs reprises le portrait de Mlle Dacquin sans jamais se satisfaire. Un chat, dessiné par lui, fait le gros dos sur la couverture du petit livre de M. Tour-