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âge, un jeune homme… compte pour rien les institutions qui ont subi l’épreuve du temps, et les habitudes sociales qui forment le caractère et la loi des peuples. Bonaparte entra donc avec ardeur dans la carrière de la Révolution, et il y porta cet esprit inquiet, frondeur et absolu qu’il avait manifesté jusque-là. » — La touche est ici trop crue : on nous avait toujours montré le lieutenant d’artillerie obéissant aux circonstances plutôt qu’entraîné par des convictions révolutionnaires. — « Napoléon, nous dit Chaptal, n’a jamais éprouvé un sentiment généreux ; c’est ce qui rendait sa société si sèche, c’est ce qui faisait qu’il n’avait pas un ami. » — « Personne n’était à son aise autour de Napoléon, parce que personne ne pouvait compter sur des sentimens de bonté ou d’indulgence de sa part. » — L’écrivain reproduit sous toutes les formes ce jugement absolu ; pourtant il cite des traits qui en corrigent la rigueur, et cela dès le début de son récit ; le premier consul ordonne à son ministre de rechercher et de bien placer ses anciens maîtres de Brienne. — Je n’attache pas une importance exagérée à ces contradictions dans les termes ; personne ne les évite, ce sont les oscillations naturelles de la pensée, suivant qu’elle se reporte aux différens aspects du personnage qu’on étudie. Mon objection fondamentale contre l’ensemble des témoignages de Chaptal est tirée d’un autre motif.

Il a le désir d’être impartial et l’illusion qu’il l’est ; cependant une rancune secrète, probablement inconsciente, pèse sur toutes ses opinions. Est-ce l’ami de Mlle Bourgoin qui en veut encore à son rival d’un soir ? Cet exemple de constance serait trop beau. Est-ce le dépit du ministre remercié si tôt et qu’on oublia toujours de rappeler ? La chose est plus probable. Quoi qu’il en soit, presque tous les éloges que Chaptal décerne à Napoléon s’achèvent par un mais, par un tournant de phrase chagrin, et, si j’ose dire, par une suppuration de la vieille blessure. À travers ses efforts pour voir et peindre exactement, la goutte aigrelette suinte sans cesse. Je citerai quelques lignes où le sentiment de l’écrivain se trahit tout entier. « Il faut avoir observé cette période de quatre ans pour bien juger des changemens qui se sont opérés chez le premier consul. Jusque-là, il cherchait à s’entourer des esprits les plus forts dans chaque parti. Bientôt le choix de ses agens commença à lui paraître indifférent. Aussi appelait-il indistinctement dans son conseil et aux premières places de l’administration ceux que la faveur ou l’intrigue lui présentaient, se croyant assez fort pour gouverner et administrer par lui-même. Il écartait même avec soin tous ceux dont le talent ou le caractère l’importunaient. Il lui fallait des valets, et non des conseillers… Une fois parvenu à