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inconnu de tous ; il échappe ainsi aux funestes contre-ordres de la dernière minute ; l’événement ne le surprend pas, et il ne devance pas l’heure, commençant à point nommé, au lieu, à l’instant qu’il a choisis, et alors la vigueur de l’exécution révélera la netteté de la pensée, la supériorité du caractère. Les impatiens qui ne voient pas venir l’ordre, trop longtemps attendu à leur gré, se méprennent sur cette sagesse, et quand enfin le chef ouvre la bouche, cherchant ses mots, le tour qu’il emploie, parfois concis jusqu’à l’obscurité, donne encore une fois le change ; cette parole hésitante semble trahir un esprit incertain. Beaucoup y sont pris.

Dans le récit qu’il a laissé de la campagne de 1658, le major-général Morgan, qui d’ailleurs ne dit de bien que de lui-même[1], a tracé un portrait grotesque de Turenne, s’enveloppant dans un majestueux silence et ne sortant de son mutisme que pour bredouiller des ordres inintelligibles. Cet observateur malveillant traduit en termes outrés une impression assez généralement répandue dans le camp français la veille de la bataille des Dunes. Rien n’indiquait que le maréchal voulût répondre au défi de don Juan. Il croyait encore à une feinte, ne pouvant pas admettre qu’un capitaine éclairé, conseillé par Condé, pût commettre une aussi lourde faute ; c’est ce qui ressort de ce langage, toujours un peu voilé : « M. le Prince a été à la tête du camp ; il a poussé la garde. Les ennemis veulent-ils marcher droit à nous ? ne veulent-ils pas plutôt faire des détachemens ? » c’est le siège dont le maréchal est en peine : on n’a pu se loger sur la contrescarpe… L’estacade a été rompue… la fatigue redouble ; « tout dépend (hors un combat dont les ennemis sont encore douteux) de la façon qu’ira le siège. Si l’on ne prend bientôt la contrescarpe, on commencera à manquer d’infanterie[2]. » D’ailleurs les dépêches de Mazarin sont ambiguës : le cardinal ne défend pas de livrer bataille ; il préfère qu’on puisse l’éviter.

Mais survient un page de M. d’Humières ; fait prisonnier la veille, il s’est échappé à la faveur de la nuit. Les Espagnols ayant laissé cet enfant circuler librement dans leur camp, il a tout observé ; sa description est vivante ; pas de canons, il en est sûr.

  1. « À true and just Relation of Major-General sir Thomas Morgan’s Progress in France and Flanders, with the six thousand English, in the years 1657 and 1658, at the taking of Dunkirk and other important Places, at it was delivered by the General himself. » (London, 1699.) — Morgan nous montre aussi Lockhart sous un jour ridicule, paraissant le matin de la bataille des Dunes avec un bonnet blanc sur la tête, pâle, défait, malade, et remettant le commandement à Morgan, puis se remontrant après la victoire, brillant de santé, superbe d’allures et de costume. Ces assertions du major-général sont démenties par tous les récits contemporains.
  2. Turenne à Mazarin, 12-13 juin. A. E.