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leur front[1]. À eux d’engager l’action. Lockhart et Morgan les conduisent à l’assaut de la grande dune. Les soldats des tercios reçoivent vaillamment le choc ; mais ils ont affaire à des « bêtes enragées[2]. » Repoussés à coups de pique, les Anglais reviennent à la charge, tombent, se relèvent ; les piques se croisent et se recroisent ; les Castillans ne reculent pas. On ne saurait dire qui l’eût emporté si la cavalerie française n’était venue prendre de flanc les tercios.

L’état-major espagnol avait inexactement calculé le mouvement de la marée, et comptait sur la protection du flot au moment même où le jusant commençait. S’avançant avec ses chevau-légers au milieu des ondes qui reculent, Castelnau aborde d’écharpe les escadrons qui couvrent la droite de l’armée d’Espagne. Dans leur retraite, ces escadrons entraînèrent l’infanterie wallonne, et les tercios se virent tournés au moment où les « Côtes-de-fer » donnaient un suprême assaut à la grande dune. Le coup fut décisif. Le centre de l’armée d’Espagne est bientôt rompu comme la droite.

Les troupes de Condé formaient la gauche ; par suite de l’ordre dans lequel se présentait l’armée de Turenne, elles furent les dernières aux prises. Là aussi l’erreur de don Juan avait eu son contre-coup ; hommes et chevaux se trouvaient entassés sur un sol mouvant, entre un labyrinthe de canaux, un fouillis de marécages et cet amas de redoutes naturelles que l’infanterie couronne, parmi lesquelles elle circule invisible. Il fallut toute la dextérité de Condé pour démêler ce chaos. Au milieu des bataillons qui ploient, des chevau-légers qui reviennent, il retrouve sa cavalerie fraîche. Par quelques mouvemens de flanc, par des charges limitées, il arrête les progrès de l’ennemi, couvre le ralliement des escadrons ébranlés et dégage son infanterie. C’est la dernière qui lui reste ; il ne peut plus songer à la recruter, et, si médiocre qu’elle soit, il veut à tout prix en sauver les débris[3]. Sans prendre le temps de reformer ses rangs, il lui fait franchir les ponts et la renvoie vers Furnes par l’autre rive du canal.

À peine sorti, comme par enchantement, d’un désordre qui semblait irréparable, M. le Prince conçoit toute une opération nouvelle que son génie lui inspire. « Il avait en pareilles rencontres des ressources que les autres n’ont pas, » a écrit Bussy, qui, de l’autre

  1. Sur Castelnau, voir t. IV, p. 325. — Blessé, le 19 juin, aux travaux de siège, Castelnau mourut quelques jours après. Le bâton de maréchal de France fut placé sur son lit de mort.
  2. « Joannes Austriacus ipse, cedere coactus, exclamasse fertur se victum a rabidis feris nulla periculi ratione habita saevientibus. » (Priolo : De Rebus Gallicis, 1665.)
  3. « J’ay sauvé mon infanterie… » (M. le Prince au comte d’Auteuil, 3 juillet 1658. A. C.)